vendredi 30 décembre 2011

Patients: n'êtes vous soignés que par des idiots rationnels?



"Avant tout affrontement, il faut s’imprégner de la  pensée adverse." (SUN TZU) 

Dans son essai Ethique et économie , devenu un classique, Amartya Sen dénonce la théorie économique néo-classique de l’agent rationnel dénué de dimensions morales, culturelles et affectives, comme théorie de « l’idiot rationnel », l’agent humain considéré du seul point de vue de ses motivations économiques.
  Un moyen infaillible d"invalider un système de croyances est de le pousser à l'absurde

Le Nouveau Management Public applique à la lettre le modèle de "l'idiot rationnel" tel que défini par Amartya Sen dans ses critiques de l'économie orthodoxe.
Ainsi s'explique dans le domaine de la santé l'incitation des acteurs par les mécanismes de pseudo-marché de la tarification à l'activité (T2A), la concurrence encadrée par indicateurs de productivité et bientôt le paiement individuel des médecins à la performance. Il faut que le métier de médecin ait été bien dévalorisé par des décennies de rhétorique managériale pour qu'on ait pu en arriver là, avec la coupable passivité voire une confiance pathologique envers les politiques publiques de la plupart des organisations médicales.

L'économomie orthodoxe trouve une des ses sources majeures dans l'oeuvre complexe d'Adam Smith. Utilisons  la méthode de démonstration par l'absurde à partir d'un texte célèbre de Smith que nous avons légèrement adapté:

"Nous n'attendons pas notre guérison de la bienveillance du médecin, de l'infirmière ou du directeur de l'hôpital, mais de ce que ceux-ci considèrent leur propre intérêt. Ce n'est pas à leur humanité que nous nous adressons, mais à leur égoïsme; nous ne leur parlons jamais de nos propres besoins mais de leur avantage." Adapté d'Adam Smith.

Si vous y croyez, c'est que vous êtes devenu un bon manager public de santé et que des années de sophistique managériale ont  eu raison de votre bon sens.

Voici le texte original de Smith:

"Nous n'attendons pas notre dîner de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger, mais de ce que ceux-ci considèrent leur propre intérêt. Ce n'est pas à leur humanité que nous nous adressons, mais à leur égoïsme; nous ne leur parlons jamais de nos propres besoins mais de leur avantage."  La sagesse des nations, livre Ier, chapitre II

Rappelons immédiatement que Smith est tout sauf un "ultra-libéral", puisqu'il définit ainsi les services publics:

« Le troisième et dernier devoir du souverain est d’entretenir ces ouvrages ou ces établissements publics dont une grande société retire d’immenses avantages, mais sont néanmoins de nature à ne pouvoir être entrepris ou entretenus par un ou plusieurs particuliers, attendu que, pour ceux-ci, le profit ne saurait jamais leur en rembourser la dépense.»

Smith, s'il souhaite limiter au mnimum l'intervention de l'Etat au nom du bien qu'il attend de la conjonction entre la liberté naturelle et les intérêts individuels,  n'ignore pas les défaillances de la division du travail et d'un système d'accumulation du profit non régulé. L'exposé de ces défaillances a été un peu effacé de son oeuvre par le fait que Marx en a fait l'usage que l'on sait.

C'est donc ici, s'agissant de la médecine, à une forme intégriste du libéralisme, à une religion économique de généralisation des mécanismes du marché appliqués à la santé et au delà à tout ce qui concerne le bien commun, qu'il faut aujourd'hui s'attaquer pour défendre notre médecine au sein d'un système de soins de santé solidaire.

Notons aussi que dans l'oeuvre de Smith se trouve aussi en germe la critique des défaillances des technocraties publiques ou privées, critique qui sera si bien développés par des économistes, des théoriciens des organisations et des sociologues comme Drucker, Galbraith, Mintzberg ou Crozier (sans parler de Max Weber!) et qui donneront finalement appui à la corporate governance, une des sources du NMP:


"Les directeurs de ces sortes de compagnie étant les régisseurs de l’argent d’autrui plutôt que de leur propre argent, on ne peut guère s’attendre qu’ils y apportent cette vigilance exacte et soucieuse que les associés d’une société apportent souvent dans le maniement de leurs fonds “

Rappelons que dans le loi HPST, si le pouvoir médical est évacué, c'est pour mieux faire du directeur devenu seul patron de l'hôpital, autrefois accusé de pactiser avec le corps médical et les élus,  le nouveau  fusible de l'agence régionale.

Après ces démonstrations par l'absurde qui je l'espère vous ont convaincu de ne pas laisser la santé aux mains des manipulateurs d'incitations,  continuons à explorer les critiques de nature économiques de l'hégémonie de la théorie de l'idiot rationnel.


« Pourquoi l'économie orthodoxe a-t-elle tant recours aux mathématiques ?
Parce que son hypothèse fondatrice est que la société est une mécanique constituée d'individus qui se comportent comme des automates calculateurs rationnels et égoïstes, ou d'idiot rationnels, c'est-à-dire de gens qui passent leur vie à tout calculer en termes d'avantages monétaires, et qui n'ont ni liens sociaux, ni histoire, ni règles collectives, ni valeurs. » Guy Minguet (sociologie du travail et de l’emploi)

La théorie de l'idiot rationnel a un effet de prophétie auto-réalisatrice, elle conduit les acteurs, pour leur survie économique face aux nouvelles règles du jeu, à se conformer au modèle de motivation que celles-ci supposent. Cela conduit à transformer le champ de la santé en marché des voitures pourries d'Akerlov.


The market of lemons de George Akerlov - Diaporama  http://www.batd.eu/debodt/downloads/fl16themarketforlemons.pdf

L'article suivant fonde la concurrence encadrée dans les systèmes de paiement à l'activité (medicare)
A Theory of Yardstick Competition Andrei Shleifer The RAND Journal of Economics, Vol. 16, No. 3. (Autumn, 1985), pp. 319-327.
http://pascal.iseg.utl.pt/~carlosfr/ses/shleifer_yarstick.pdf

Yardstick competition vs. individual incentive regulation: What the theoretical literature has to say? Eshien CHONG .
http://www.grjm.net/documents/Eshien-Chong/2004_survey_eshien_chong.pdf

Au contraire Amartya Sen remet radicalement en cause cette conception ubuesque de la santé

Amartya Sen. Des idiots rationnels, critique de la conception du comportement dans la théorie économique" (pp. 88-116), in Ethique et économie, Paris, PUF, 1987. http://www.scribd.com/doc/7259984/Sen-Rational-Fools-a-Critique-of-the-Behavioral-Foundations-of-Economic-Theory


Learning from others. The Lancet, Volume 377, Issue 9761, Pages 200 - 201, 15 January 2011



Libéralisme: attention aux faux amis -  Professions libérales à l'hôpital

"Un chirurgien qui a faim est un chirurgien dangereux" Guy Vallancien. 

Le terme "libéral" connaît de multiples faux amis, en économie, en politique etc.
La libéralisation, mot valise, peut comme Frédéric Pierru l'a bien montré dans "Hippocrate malade des ses réformes", enchaîner les médecins en s'attachant à libéraliser les systèmes de protection maladie (voir article d'Hassenteufel). On lira aussi avec profit  DidierTabuteau sur les métamorphoses silencieuses de l'assurance-maladie

Les médecins salariés pouvaient naguère se vanter de pouvoir être plus "déontologiques" que les médecins libéraux, au sens où ceux-ci sont payés à l'acte et peuvent être tentés d'en tirer un profit excessif. Mais depuis la multiplication des incitations gestionnaires pesant sur les salariés, par le souci obsédant de survie de leurs unités à la T2A, par le contrôle hiérarchique des médecins dans la nouvelle gouvernance et enfin par déploiement de la rémunération à performance, la réponse du berger à la bergère sera assez aisée. Qui pourra avec ce système de la carotte et du bâton, d'injonctions paradoxales, où le médecin est sommé de trahir les intérêts de son patient au profit de celui de "l'institution" publique ou des actionnaires, faire encore confiance à la médecine hospitalière française? Encore que la rémunération à la performance atteint aujourd'hui aussi les médecins de ville
Voir le blog atoute.org: Paiement à la performance des médecins : en route vers le chaos

Il me paraît intéressant de citer cette définition des "professions libérales" tirée de Wikipédia:

"La profession libérale désigne toute profession exercée sur la base de qualifications appropriées, à titre personnel, sous sa propre responsabilité et de façon professionnellement indépendante, en offrant des services intellectuels et conceptuel dans l'intérêt du client et du public.
(source, considérant no 43 de la directive à la reconnaissance des qualifications professionnelles n°2005/36/CE)
Une profession libérale réglementée est celle exercée par des personnes ayant reçu un diplôme reconnu dans leur métier, qui sont tenues par un code de déontologie, et qui sont soumis au contrôle d'instance professionnelles.
Parmi les professions libérales réglementées, on reconnaît celles :
Ces professionnels facturent leurs prestations en honoraires. Leur temps de travail est souvent libre. Elles doivent tenir une comptabilité."

Commentaires:
1 Notons que le mode de rémunération apparaît dans cette définition presque secondaire, qu'il s'agisse d'un juste salaire en contrepartie de prestations restant sous notre responsabilité et conformes à notre déontologie, ou d'honoraires définis avec tact et mesure dans un système de protection maladie cohérent, mais certainement pas une rémunération à la" performance" définie par les managers et leurs croyances sur l'incitation des médecins.

2 Notons également que ce libéralisme n'a rien à voir ni avec la liberté des projets et des inclinations d'idiots rationnels dans un marché dérégulé, pas plus qu'avec les 'indicateurs secondaires et la manipulation d'incitations censés les maîtriser. Cette maîtrise s'impose insidieusement au nom d'une fausse santé publique présentée comme le bien commun et qui n'a pour objet que de masquer un débricolage brouillon de la solidarité.

Lire "La fin de la médecine à visage humain" de Petr Skrabanek

Quand on réduit sans garde-fous les effectifs au lit des patients, parce qu'on a décidé en haut lieu qu'il ne fallait plus laisser aucune norme professionnelle contrecarrer à la puissance de restructuration de la T2A,  quand on autorise de nouvelles structures aussitôt démunies de moyens pour pouvoir rester dans des enveloppes Ondam, quand enfin personne ne croit plus que ces enveloppes aient été définies en fonction d'une mesure consistante des besoins de soins, mais qu'il est de plus en plus clair chaque jour qu'elles l'ont été par la seule ingénierie budgétaire camouflée en rhétorique de rationalisation, quel sens peuvent encore trouver des soignants qu'on empêche au quotidien de bien faire leur travail à cocher les croix dans les cases de la traçabilité dans les dossiers? Quel sens pour les directeurs à gagner quelques points de "performance" parce qu'ils auront pu créé un nouveau parapluie institutionnel imposé par l'incontinence réglementaire, peut-être contre de véritables risques, mais en captant encore et toujours les maigres ressources opérationnelles destinées aux soins des malades? Qui peut prétendre aujourd'hui évaluer les risques cliniques lés à cette incurie managériale et à la spirale de la défiance contre les professionnels?

La libéralisation des systèmes de protection-maladie européen. Patrick Hassenteufel

Faut-il remettre en cause le paiement à l'acte des médecins

Les figures de la qualité en santé. Magali Robelet

Une profession de l’État providence, les directeurs d’hôpital François-Xavier Schweyer

Soins de santé primaires -  Les pratiques professionnelles en France et à l’étranger Eléments de bibliographie. Irdes

Injonctions paradoxales - Bertrand Kiefer éditorialiste de la revue médicale suisse

L'Etat pour mieux rationner entraîne les usagers dans une spirale de la défiance envers les médecins. La démocratie est tout sauf la "démocratie sanitaire" dirigée par les agences planificatrices qu'on nous vend aujourd'hui. Ce serait une véritable intelligence territoriale, avec les partie prenantes légitimes, respectant l'expertise d'usage des patients, l'expertise et la logique des professionnels, celles des entrepreneurs marchands et la nécessaire régulation de l'Etat.

Pour des soins accessibles, gradués selon les besoins, décloisonnés entre soins et social, et restant solidaires.

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