dimanche 26 mai 2013

Vous avez dit parcours de soins? Le patient, le soignant et le gestionnaire


"La parole dépourvue de sens annonce toujours un bouleversement prochain. Nous l'avons appris. Elle en était le miroir anticipé." René Char

Le parcours de soins: nouvelle entrée du dictionnaire de 'Pataclinique


Le nouveau mot valise de la novlangue gestionnaire, c'est bien sûr le "parcours de soins". Ce formidable buzzword, nouvelle entrée dans le dictionnaire de 'Pataclinique, est promu par les réformateurs avec les mêmes méthodes de pédagogie technocratique voire de propagande totalitaire que celles qui ont été auparavant utilisées pour les "filières" et les "réseaux".
La filière pouvait se définir avec Michel Frossard comme une "une trajectoire d’une personne ou d’un patient dans un réseau ou un ensemble intégré ; cette trajectoire est légitimée, soit par l’état des connaissances scientifiques, soit par l’expérience professionnelle, soit par des logiques réglementaires ou tarifaires."
Personne ne peut être contre l'intégration des parcours de soins. Ce mot étant assez intuitif, comme tous les buzzwords, il est des plus dangereux car chacun hésite à en faire préciser une définition exacte. Nul ne peut se faire le champion de la fragmentation, de l'égoïsme individuel ou institutionnel, des gaps dans les prises en charge. Mais on sait aussi en bon management qu'un concept qui n'a pas d'opposé dialogique est insignifiant.
Tout au plus, ceux qui ont fait un peu de management sérieux, rappelleront qu'une organisation est un juste équilibre entre différenciation et intégration et que cet équilibre dépend de multiples facteurs de contingence, loin de tout modèle unique (Mintzberg). No best way.

Notons que la description du "parcours" définie plus bas selon la terminologie imposée par les ARS et la HAS, ne fait que reprendre la dimension d'organisation intégrée, c'est à dire en clair, plus hiérarchique et/ou plus "incitative" de la" filière". La filière est un avatar de la représentation "organique" de l'organisation, toute orientée  vers l'asservissement de ses "cellules de production", sans parler de ses patients, tout à la fois clients et produits, à sa survie, sa renommée, son efficience et son expansion. Un parcours ne signifie pas implicitement  "financement au parcours", synonyme de "financement par épisode de soins", qui est un paiement prospectif prenant en compte pour des "maladies chroniques" le séjour en aigu, un éventuel passage en secteur SSR et une partie ambulatoire avant ou après le segment hospitalier. 
La boire boite noire idéologique de cette définition du parcours, dont la fonction est de masquer la recherche d'ajustement des dépenses derrière le prétexte d'une "qualité" définie d'en haut par les experts de  l'action publique, c'est à l'évidence qu'on va réorienter l'allocation des ressources depuis les "soins", sur lesquels on centrait - imbécilement doit on comprendre - la prise en charge des malades,  vers la prévention et "l'accompagnement social", dimensions explicitement différentes du "soin" dans cette définition conforme à la fragmentation bureaucratique bien française entre prévention soins, et social. Voilà le "soignant", médecin ou non, ravalé au rang d'indécrottable producteur d'une chaîne conçue par un ingénieur de process dans laquelle il est définitivement myope de l'intérêt du patient qui pourtant lui fait confiance. On lira avec intérêt l'article du JAMA diffusé par André Grimaldi et qui nous permet de confirmer notre opinion sur  "SOPHIA" et les illusions fumeuses de ce type de "disease management". Nous attendons l'équivalent pour le "PRADO" et la nouvelle "sortologie", bref pour  tous ces modèles de coordination et de contrôles externes par lesquels les nouveaux gardiens du temple excluent les professionnels de l'hôpital après leur avoir abusivement imputé des maux que leurs croyances y ont importé sans relâche depuis des décennies.
Comme la T2A, le paiement au parcours repose sur la définition de groupes homogènes de "cas", mais construits ici sur la durée d'un "épisode" et non plus d'un séjour. Les organisations publiques ou privées qui les gèrent seront mises en concurrence dans l'espoir d'un gain d'efficience selon le principe de la compétition régulée (yardstick competition). Ce modèle de compétiton pseudo-marchande, certes plus que douteux du fait de ses multiples effets pervers, n'est de toutes façons pas appliqué en France puisqu'il est percuté en permanence par les logiques verticales de santé publique issues des agances et par la constitution non régulée des trusts d'établissements. Bref, c'est le triomphe de la logique du payeur sur le fournisseur de soins, qui devient marchand sans pouvoir réellement l'être, et sur les malades qui trinquent de toute cette incurie. Ils supporteront tous les risques de ce modèle de faisabilité politique de l'ajustement grâce auquel Machiavel l'emporte enfin sur Hippocrate. 

C'est vrai que personne, depuis des années,  n'avait pensé à la "prise en charge globale des patients", ni à s'intéresser à ce qui se passait avant l'entrée ou après la sortie de l'hôpital, jusqu'à l'intronisation de nos nouveaux  ingénieurs des parcours, armés de leurs modèles numérique et leurs bed managers! Personne, curieusement, parmi tous les "rameurs" de terrain,  ne s'était aperçu de la transition épidémiologique, ni des problèmes posés par la chronicité, ni du vieillissement, ni des polypathologies, ni du handicap, ni de la fameuse "complexité bio-psycho-sociale". Personne parmi nous autres, toujours décrits soit comme petits techniciens d'organes, soit encore comme tuyaux d'orgues vivants et dominateurs de la médicalisation de la société, notamment pour les disciplines aux prétentions intégratrices et holistiques,  n'aurait donc eu l'idée de prôner "le bon patient au bon endroit au bon moment" et au meilleur coût. Que c'est beau la science de l'action publique, et comme il est séduisant l'angélisme exterminateur! Le mensonge en politique a de beaux jours devant lui selon 'Hannah Arendt.

Pendant ce temps on continue à supprimer les assistantes sociales dédiées à nos unités cliniques. Qu'a-t-on encore besoin, pour notre belle énarchie de santé publique, de ces travailleurs sociaux en secteur sanitaire, avec l'arrivée de ces nouveaux gestionnaires de lits et des nouveaux logiciels d'orientation aux ubuesques groupes du logiciel "Trajectoire",  si "pifométriques" quant à l'estimation des besoins de soins d'aval? Ces balivernes nous ridiculisent face aux travaux étrangers sur les systèmes de classification et d'orientation des patients. Nul doute que les saintes data de "Trajectoire", seront largement exploitées par les cartographes de la santé numérique et les satrapes de la "pertinence des soins", alors que, dépourvues de tout modèle robuste de classement, elles sont renseignées à la va-vite depuis les soins aigus par un étudiant, une secrétaire, une infirmière, un cadre, parfois encore un médecin senior ou une assistante sociale, souvent incités à la recherche, non du "mieux disant", mais du répondeur le plus rapide. Le PMSI est à coté de Trajectoire un modèle de rigueur conceptuelle, de méthodologie et d'exhaustivité. Rappelons que dans la plupart des régions, la coordination en aval de l'aigu se résume au logiciel "Trajectoire" ou équivalent (cf présentation de Monique Viguier)

"Parcours de soins, parcours de santé, parcours de vie (définition des ARS)

Les parcours sont l’organisation d’une prise en charge globale et continue des patients et usagers au plus proche de leur lieu de vie. Cet objectif est imposé essentiellement par la progression des maladies chroniques. Il nécessite une évolution de notre système de santé historiquement centré sur le soin vers une prise en charge plus complète des individus.
  
Selon la propagande officielle, les acteurs n'avaient bien entendu jamais pensé à travailler ensemble pour un objectif commun. Jamais les crétins sphériques que nous sommes, nous autres petits producteurs de soins,  n'aurions pu penser seuls à une prise en charge holistique plus vaste que le simple "soin". Et voici que la nomenklatura des experts , la "bande au Pr. Nimbus de Brassens", s'est mise à tracer les cieux d'alignements et les territoires d'agences, avec l'objectif affiché de décloisonner et faire coopérer, à coups d'injonctions technocratiques, de "machins" gestionnaires, et d'enveloppes financières de coordination, les professionnels et les structures. Ces pompiers pyromanes, si fascinés qu'ils sont par la rationalisation managériale et par le mythe du marché efficient, oublient seulement que la concurrence régulée qu'ils ont voulu instaurer et qui ne peut être en réalité guidée que par une implacable  volonté politique d''arraisonnement technique de la médecine n'a cessé de développer partout la sombre guerre de tous contre tous prônée par les économistes orthodoxes. Certes le "petit magicien" professionnel a aussi sa part de responsabilité dans la spirale de la défiance qui aboutit à cette grande gidouille étatique-corporatiste à la française.

La filière est un terme économique, comme le rappelle Michel Frossard. Il fait essentiellement référence à la filière intégrée de Michael Porter qui permet de plaquer en santé le modèle de la "chaîne de valeur" de l'entreprise sur celui de "fonction de production" du système de soins, comme sous-système du management public. Ainsi se déploie, en toute beauté, le fameux couple intégration-processus décrit par François Dupuy dans "Lost in management". Dans l'industrie on distingue pourtant la "filière de production" (proche de la "filière inversée" de Galbraith) où l'amont définit les produits selon ses besoins, et la "filière consommateur" où la production est adaptée, en principe, aux besoins du "client". La filière suppose une intégration verticale visant l'efficience, qui s'apparente le plus souvent à une prise de contrôle de type hiérarchique et une direction par objectifs déclinée par le management stratégique. 
La tarification à l'activité incite, sans la régulation des "collusions" pourtant prévue par le modèle, à la constitution de verticalités de groupes (publics ou privés) pour s'y adapter. Ceci aboutit à des "filières internes" amont aval, en flux poussés par l'explosion des urgences hospitalières, qui vont à rebours des objectifs de santé des agences régionales. Citons l'exemple des malades AVC de plus en plus privés de réadaptation à l'AP-HP quand ils nécessiteraient, conformément à l'état de l'art, 3 heures de réadaptation quotidienne en milieu médical spécialisé en neuro-réadaptation (la réadaptation est une fonction clinique résolument ignorée en France). Les filières de groupes, SAU centrées, s'opposent frontalement aux logiques territoriales de filières neuro-vasculaires qui ont de moins en moins d'aval fonctionnel en secteur post-aigu, ni en termes de qualité ni en termes d'efficience, dès que les malades qui n'y sont pas "rentables" restent captifs des groupes hospitaliers publics où les effectifs et plateaux techniques de réadaptation s'effondrent dans l'indifférence générale. La multiplication des pertes de chances n'a d"égale que le désintérêt et l'inaction des pouvoirs publics malgré les incantations officielles et les circulaires relatives à certaines priorités de santé.
Ajoutons enfin, qu'au stade des soins post-aigu, qu'ils soient de SSR ou ambulatoires, l'emphase sur certaines filières de soins, décrites comme priorités de santé publique, se fait au détriment de domaines tout aussi importants mais curieusement absents d'un'agenda des politiques de santé de plus en plus incohérent vu d'en bas. Ainsi en va-t-il  des affections de l'appareil locomoteur, contre toute évidence épidémiologique notamment quant aux besoins de réadaptation et d'accompagnement social. 

Le réseau est un terme beaucoup plus général et interdisciplinaire qui implique la description graphique de "nœuds" représentant des acteurs et structures qui font système et entre lesquels circulent des biens, information et / ou services, la circulation étant symbolisée par des "arêtes". Le réseau existe toujours déjà, plus ou moins formalisé, sous forme d’organisation intermédiaire entre le marché et la hiérarchie. Son pilotage peut-être centralisé, ou décentralisé, sa circulation en "arbre" à chemins uniques ou en "web" à chemins multiples. Il repose sur des valeurs partagées en vue d'objectifs communs, dans une représentation commune de la qualité des résultats cliniques. La régulation générale d'un système incite plus ou moins les acteurs d'un réseau à coopérer mais elle peut s'avérer très contre-productive sur la coopération réelle. Dans les réseaux "d'en haut", une mauvaise acception réglementaire des concepts du réseau, comme dans l'exemple du terme de "guichet unique", peut aussi créer de dramatiques goulots d'étranglement comme dans le cas des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH).
Nous ne reviendrons pas dans le cadre de ce billet sur le concept de réseaux de soins coordonnés, avatar de la médecine prépayée, ni sur ses liens avec le managed care et la managed competition, qu'on pourra trouver sous ce lien. Le lecteur attentif gagnera toutefois à lire sous les liens suivants les articles d'André Grimaldi et Frédéric Pierru. 1. La généralisation de la complémentaire santé d’entreprise : une avancée sociale ou un nouveau recul programmé de la Sécurité sociale ? ; 2. Solidarité ou business? Lettre ouverte au mouvement mutualiste)

La médecine est malade de la gestion et de ses modèles, comme en témoigne, s'il en était encore besoin, la récente  lettre de Nicole Delépine au ministre de la santé, mais la promotion étrange des plus malhabiles de ces modèles, des plus dépourvus de données factuelles, n'est que l'instrument de la politique d'ajustement des dépenses de santé. Et si l'on cessait de détruire les réseaux réels et les noyaux de compétences collectives, certes toujours imparfaits et fragiles, que nous avons si patiemment construits "d'en bas" au service de nos patients? Les buzzwords ne sont que de outils, plus ou moins utiles ou néfastes selon qui les manie. Il ne faut pas les rejeter mais il faut les détourner, les investir, afin de mettre à l'agenda politique ce que nous pensons, non sans arguments forts, être les vrais problèmes de nos patients, face à des modes managériales démunies de toute donnée factuelle, d'evidence based management. A nous de remplir de sens ces coquilles vides, ces "mots valises" pour une plus juste politique de soins de santé. Mais il faudrait d'abord cesser de ne faire représenter les bâtisseurs d'en bas, notamment les disciplines et professions structurantes des activités réelles par les seules fédérations hospitalières et par les nouvelles conférences de médecins gestionnaires.  Leur carte n'est pas le territoire. Elle en est même de plus en plus éloignée. Leurs catégories managériales, leurs représentations de ce qu'ils définissent comme fonctions cliniques ne sont pas les activités réelles construites au contact du public que nous servons.

Nul ne peut être contre la régulation, ni contre la performance au sens de la recherche du juste soin au juste coût, ni contre la définition d'une politique publique de santé avec les parties prenantes, mais il faut d'urgence en finir avec cette effroyable novlangue gestionnaire, avec ce cauchemar de l'hyper-rationalisation technocratique qui ne cesse d'accroître l'infantilisation managériale des professionnels de santé, des usagers et des élus.

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Note
*Restructurations, pression sur les lits d'hôpital et nouvelles verticalités de groupe
« Celle-ci (la capacité de recomposition) a été parfois mise en avant pour justifier le statut spécifique de l'AP-HP. De fait, le mode d'organisation fédératif est porté par son temps. Il rejoint les perspectives portées par la Fédération Hospitalière de France d'une "stratégie de groupe" pour l'hôpital public alors que les regroupements se généralisent, que ce soit au sein de l’hospitalisation privée à but lucratif (la Générale de Santé...) , des hôpitaux mutualistes (les 51 établissements du groupe hospitalier de la Mutualité française), ou des établissements de soins de suite et d'hébergement médicalisé pour personnes âgées (le groupe Korian et ses 36 établissements en Île-de-France, la Fondation Caisse d'épargne pour la Solidarité). Vont s'y ajouter prochainement les Communautés hospitalières de territoire (CHT) promues par le loi HPST (Hôpital, patients, santé et territoires) du 21 juillet 2009 et qui devraient regrouper dans les territoires de santé, en Île-de-France comme ailleurs, les établissements publics de santé.»  *"L'AP-HP" par Marc Dupont et Françoise Salaün Ramalho, collection Que sais-je, PUF, page 123 et 124

Dans la conclusion d'un célèbre article sur la "yardstick competition" Shleifer explique que pour éviter les effets pervers des incitations du modèle, les seules solutions sont le contrôle des "déviants", la punition et... la prévention de trusts ou quasi trusts verticaux (complicated collusive strategies)

Webographie

1. Voici la terminologie officielle des ARS issue de celle de la Haute autorité de Santé sur les parcous de soins

2. Lettre ouverte du Dr Nicole Delépine à Mme le Ministre de la Santé contre l’asphyxie accélérée de l’hôpital

3. La valse européenne des médecins: http://www.monde-diplomatique.fr/2011/05/CHEBANA/20448

4. Un article du JAMA diffusé par André Grimaldi et qui nous permet de confirmer notre opinion sur "SOPHIA"
Effects of Care Coordination on Hospitalization, Quality of Care, and Health Care Expenditures Among Medicare Beneficiaries15 Randomized Trials Deborah Peikes, PhD; Arnold Chen, MD, MSc; Jennifer Schore, MS, MSW; Randall Brown, PhD. JAMA. 2009;301(6):603-618. doi:10.1001/jama.2009.126.

5. Sur les complémentaires santé et la déconsruction de la solidarité: André Grimaldi et Frédéric Pierru

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