jeudi 15 août 2013

Rémunération des médecins et intégration des soins


Hello, happy accountables!

"La médecine, c'est ingrat. Quand on se fait honorer par les riches, on a l'air d'un larbin ; par les pauvres, on a tout du voleur." Louis-Ferdinand Céline

"La théorie, c'est quand on sait tout et que rien ne fonctionne. La pratique, c'est quand tout fonctionne et que personne ne sait pourquoi. Ici, nous avons réuni théorie et pratique : Rien ne fonctionne... et personne ne sait pourquoi !" Albert Einstein

"Ça n´est pas ce qu´on fait qui compte,
C´est l´histoire, c'est l'histoire 
La façon dont on l´raconte
Pour se faire valoir." Yves Duteil

Rémunération des médecins et organisation des soins

J'ai déjà dit à plusieurs reprises que les usagers devraient se méfier de la stratégie du bouc émissaire utilisée par un Etat providence quand il se transforme sans l'avouer en Etat prédateur. Nous avons cité ces boucs émissaires: le médecin en "idiot rationnel", calculateur égoïste de l'économie classique et passager clandestin des établissements de santé, le directeur d'hôpital incapable de gérer un argent qui n'est pas le sien (corporate governance), l'usager en crétin gaspilleur d'argent public et surmédicalisé, qu'il faut inciter à moins consommer par des restes à charge croissants, enfin l'élu local, obsédé de conserver son hôpital local au détriment des calculs savants de coûts d'opportunité fait par les experts du haut. Les usagers seraient bien avisés avant une hospitalisation, même si l'intégration croissante des "filières" avant tout guidées par la libération accélérée des lits ne leur laisse guère de choix, de se détourner des "palmarès d'hôpitaux" pour se renseigner davantage sur des indicateurs simples: les véritables compétences disponibles, l'expérience des équipes et les temps de soins disponibles au regard des effectifs alloués par le management, la principale variable d'ajustement laissée aux directeurs par notre ubuesque adaptation française de la "compétition régulée".

La question obsédante du lien entre l'organisation des soins, leur qualité, leur accessibilité, leur efficience et la rémunération des médecins est relancée par cet article du monde:

L'intérim à l'hôpital, un tabou qui coûte cher - LE MONDE - 12.08.2013
(Voir aussi:  Médecin mercenaire ? "Il n'y a rien de honteux à cela")

Dans ce que j'ai pu lire sur la rémunération et les motivations des médecins, dans la littérature française et internationale, parmi les écrits qui me semblent les plus sensés émergent ceux de Glouberman dont voici un extrait, en bleu au dessous de la première référence. Ce qui est dit des médecins peut bien entendu s'appliquer aux autres professionnels cliniciens, et je n'ai pas dit "de santé", tant il est urgent de distinguer les soins de santé réels de la "grande santé" conceptualisée par l'action publique et ses calculs de "coûts d'opportunité".

Dans les écrits américains sur les recompositions hospitalières, considérant l'intégration verticale et horizontale de l'offre de soins, le paiement des médecins par un "salaire" est considéré comme une méthode d'intégration économique et industrielle parmi d'autres. Considérée comme telle, débarrassée du langage "bisounours" et idéologique de la rhétorique managériale qui nous accable au quotidien, elle n'a pas fait ses preuves, que ce soit en termes d'accessibilité, d'efficience ou de qualité des soins. "Nothing worked" en quelque sorte. Pourtant certains "réseaux intégrés" fonctionnent bien ça et là, mais comme il est très difficile de comprendre pourquoi et comment ils ont émergé "d'en bas", ils ne peuvent être décrétés ni reproduits "d'en haut" (Kaiser Permanente, Geisinger, Réseau de la Mayo Clinic etc.)

Si le modèle de statut des médecins des Hôpitaux était remis en cause en France, et je ne suis pas certain, bien qu'il soit obsolète, que ce soit si urgent tant on risque une dé-professionnalisation galopante et la destruction des compétences clés aujourd'hui si évidente dans l'usage immodéré des mercenaires médicaux et paramédicaux, il me semble, au risque d'en choquer certains, que s'il fallait abandonner le système de rémunération actuel, je préférerais être payé selon des marqueurs d'activités clés, certes très imparfaits, que sont "l'acte" ou le "cas traité". De bons "marqueurs" des procédés de travail, certes de durée variable, mais qui font sens pour l'activité clinique ne valent-ils pas mieux que ces indicateurs d'activités qu'on a reconstruites artificiellement comme "objets de coûts", avec l'aide de marchands de données trop souvent démunies de cohérence médicale et de cabinets de conseil, grassement payés pour prétendre extraire des une cartographie des "processus" de nos boites noires hospitalières? Ne sont-ils pas davantage porteurs de sens qu'une fausse performance (P4P) définie par des indicateurs myopes au service d'une politique de rationnement des soins?
Bien sûr, loin de la compétition encadrée de tous contre tous, qui nous incite aujourd'hui à ne pas coopérer pour survivre, cela ne se conçoit que dans un hôpital enfin ouvert sur son territoire, un hôpital qui serait dirigé, et non plus seulement "géré", par ses parties prenantes légitimes. Cet hôpital partenaire de son territoire et des soins de premier recours, acteur d'un réseau de confiance décentralisé, serait enfin capable de mettre en place des moyens d'intégration complémentaire aux effets de silos inhérents à la différenciation des activités.

Le rideau de fumée, l'appareil idéologique chargé de dissimuler ce rationnement inégal, qui renonce aux principes d'universalité et de solidarité, c'est la "bureaucratie concurrentielle" et infantilisante mise en place par le New Public management ("pensée managériale de marché" selon André Grimaldi, "déconcentralisation" selon Frédéric Pierru, la bureaucratie divisionnelle selon Henry Mintzberg, fondée sur la standardisation des "résultats")
Les débats actuels interrogent nos évidences face au paradoxe du médecin hospitalier, "employé de l'hôpital", technicien de santé que certains voudraient entièrement soumis à une business strategy elle même sous la coupe d'une corporate strategy, versus "profession libérale à l'hôpital" qui utilise des moyens mis à sa disposition sous contrat, respectant des normes de comportement définies à l'extérieur (déontologie, état de l'art), recherchant avant tout l'intérêt individuel du patient qui lui fait confiance, tout en acceptant la reddition de comptes que suppose une responsabilité populationnelle. Mais attention, il s'agit bien là d'une "double relation d'agence". Deux conceptions des liens entre médecine et politiques publiques s'affrontent, entre humanisme et utilitarisme.

Incompatibilité entre humanisme médical et utilitarisme des politiques publiques

« Les agents de l'Etat ont pour but principal de satisfaire leur utilité, c'est à dire de servir leurs intérêts personnels dans le cadre de certaines limites institutionnelles et ensuite seulement se préoccupe de la politique que l'opinion attend d'eux. » Gordon Tullock. Le marché politique: analyse économique des processus politiques.

« Ils sont toujours sans hésitation en faveur du développement des institutions dont ils sont les experts. » Hayek à propos des experts.

« On dit qu’une action est conforme au principe d’utilité, quand la tendance qu’elle a d’augmenter le bonheur de la communauté l’emporte sur celle qu’elle a de le diminuer. » Jeremy Bentham

« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours comme une fin, et jamais simplement comme un moyen » Kant.
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Webographie

1. Sholom Glouberman. Les risques associés à la déstabilisation des systèmes complexes. (Commentaire d'un article d'André Pierre Contandriopoulos)

"La façon dont les médecins sont rémunérés pourrait ne pas être aussi importante que le montant et la stabilité du revenu." 

"Le changement du mode de rémunération des médecins s'appuie sur l'hypothèse que ceux-ci cherchent toujours à maximiser leur revenu c'est à dire qu'ils se comportent toujours comme des agents économiques rationnels. Les économistes empiriques ont commencé à mettre en doute la notion que de tels stimulants économiques classiques fonctionnent universellement. Il demeure certain que dans le cas des médecins, des preuves substantielles montrent qu'ils n'opèrent pas. Une étude de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 1990) laissait croire que, dans la plupart des pays de l'OCDE, le revenu des médecins se trouvait dans une plage étroite allant de trois à cinq fois le revenu national moyen. Cela correspond à la conclusion répandue que les médecins travaillent jusqu'à atteindre un revenu cible et qu'il s'attendent à avoir le train de vie de la classe moyenne supérieure. Lorsque le changement de leur mode de rémunération menace la sécurité de leur mode de vie, ils réagissent férocement ou trouvent d'autres modes de rémunération. Toutefois lorsque leur mode de vie reste stable et assuré, d'autres valeurs prédominent. Contandriopoulos reconnait lui-même les valeurs profondes auxquelles répondent les médecins comme le puissant désir d'agir au mieux pour leurs patients, de maintenir leurs connaissances et leurs habiletés à un haut niveau de compétence, d'utiliser l'équipement et les procédures les plus à jour, etc. Ces valeurs l'emportent souvent sur le revenu une fois les niveaux visés atteints."

2. Integrated Delivery Networks: A Detour On The Road To Integrated Health Care? en pdf
L'économie doit être critiquée à partir de l'économie et je vous conseille vivement cet article. Les fusions d'hôpitaux et réseaux moins "hiérarchiquement" intégrés ne sont qu'une variante des mécanismes industriels d'intégration verticale et horizontale, qui relèvent plus de croyances et d'anticipations illusoires des stratèges et managers que de données factuelles. Allergiques au management ou à l'économie s'abstenir, mais je vous le conseille. Suite sur la page Qui a peur de l'intégration des soins?

3. The core competence of the corporation Hamel et Prahalad (pour identifier les véritables produits de l'hôpital)

4. Voir la Page aporétique sur la rémunération des médecins

5. Will disruptive innovation cure healthcare?
(stratégie du choc?)


6. L'art d'ignorer les pauvres. John Kenneth Galbraith (en contexte de rationnement...) Voir aussi: IMPACT DES INEGALITES SUR LA CROISSANCE : LE ROLE DES RATIONNEMENTS FINANCIERS

« Le pouvoir étatique n'est jamais aussi habile à resserrer son étreinte sur la société civile que lorsque qu'il feint de l'émanciper des autorités qui font de l'ombre à la sienne.» Bertrand de Jouvenel - « Du pouvoir »


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