samedi 21 septembre 2013

Vente de la sécu par appartements: la Cour des comptes préconise « un nouveau partage des rôles » entre la Sécurité sociale et les complémentaires...


L'art d'ignorer la solidarité

« Les coûts administratifs sont généralement plus élevés dans les pays où l’assurance privée prédomine. »
«..., les pays où les inégalités sont les plus faibles en matière de santé tendent aussi à afficher un meilleur état de santé moyen, comme c’est le cas en Islande, en Italie et en Suède. »
« La marchandisation dérégulée des systèmes de santé les rend très inefficaces et très coûteux ; elle accentue les inégalités et conduit à des soins de qualité médiocre, voire parfois dangereux.» 

S'il vous manquait encore une raison lisez et Signez l'appel pour sauver la sécu!

La lecture du Rapport annuel de la Cour des comptes sur l'application des lois de financement de la sécurité sociale (2013) m'a invité à détourner un dessin de Matson consacré aux bonus et à l'économie américaine (voir l'original)


« L’opinion doit apprendre à tolérer l’inégalité comme moyen d’atteindre une plus grande prospérité pour tous. » Lord Griffiths, vice-président de Goldman Sachs, The Guardian, 21 octobre 2009.

Les propositions et arrières pensées réformatrices à peine masquées du rapport de la Cour des Comptes ont été reprises avec beaucoup d'insistance par "Les Echos". Les pompiers pyromanes du système de santé ne changent pas de cap, c'est modèle du marché régulé ("regulated market model") censé favoriser l'efficience.
" La Cour va plus loin en proposant « un nouveau partage des rôles » entre la Sécurité sociale et les complémentaires. Dès lors que le gouvernement affiche son intention de généraliser l'accès aux mutuelles à l'intégralité de la population, on pourrait « à terme »envisager « la suppression de l'intervention de l'assurance-maladie obligatoire pour l'optique et sa prise en charge au premier euro par les complémentaires », estiment les sages de la Rue Cambon.
On sait à quel point de puissants lobbys soutiennent la marchandisation des assurances maladies. Citons en premier lieu l'Institut Montaigne (Claude Bébéar: AXA...) avec ses actions très soutenues à destination des appareils idéologiques de santé, comme la Cour des comptes, et toujours en faveur des complémentaires santé.

Le schéma ci-dessous permet de mettre en place les acteurs et les rapports entre acteurs au sein des nouveaux consortiums envisagés: un assureur unique = la "sécu", comme en France, et plusieurs assureurs = assurances privées en concurrence, sous forme de "réseaux de soins coordonnés", dont on met en avant le caractère quelquefois "mutualiste", concept qui reste pourtant à clarifier dans le contexte européen.
Rien ne prouve que le système multi-assureur soit efficient ni source d'une meilleure qualité des soins; au contraire, de nombreux arguments plaident contre, repris d'ailleurs par des analyses comparatives de l'OCDE (1), souvent plus beaucoup plus pondérée dans ses avis que nos prétendus "experts" français.




Mais le paquebot du prétendu "plan de sauvetage" de la sécu semble irrémédiablement lancé:

Il suffit de prendre un ou deux boucs émissaires, le champ de l'optique et la question du "reste à charge", et hop! La rhétorique managériale de marché a gagné! Il sera facile ensuite d'étendre le modèle à d'autres types de soins comme la réadaptation, les soins chroniques, l’accompagnement des personnes en perte d'autonomie ou d'autres domaines pour lesquels on estimera à tort suivant le mot du vice-président de Goldman Sachs que la prospérité de tous justifie des inégalités que Rawls qualifierait "d'acceptables". Improductifs, gare à vous!

La crise est avant tout politique. Les élus promettent plus qu'ils ne peuvent tenir. Ils tentent d'être réélus tout en masquant derrière la novlangue managérialiste un rationnement des soins qui vise à réduire les dépenses de santé. leurs méthodes semi-habiles induisent des inégalités de santé inacceptables en terme d’accessibilité, de solidarité et, à l'évidence, d'efficience.  Professionnels, directeurs et patients sont accablés au quotidien par l'hypertrophie bureaucratique et caporalisée de la planification descendante et du reporting. Le manager est devenu un fusible, la malade est un produit à court terme, le médecin un petit technicien de santé qu'il faut "inciter" au service de prétendus process industriels qui, en dehors de rares situations standardisables restent en réalité une vue de l'esprit destinée à justifier le rationnement. Même si les élus ne croient pas plus que cela au "mythe du marché efficient" (Mintzberg), ils croient qu'à court terme, le meilleur moyen de réduire la dette est de marchandiser tout à la fois l'offre de soins et les assurances santé. C'est une pensée politique à court terme induite par la crise actuelle qu'on peut se résumer ainsi:
  • Transition sanitaire, à la fois technologique, épidémiologique et sociologique
  • Révolution digitale et méthodes industrielles de logistique (supply chain) appliquées aux systèmes de santé sur des modèles de résultats artificiels (output myopes et non outcome)
  • 2ème mondialisation (Daniel Cohen "Trois leçons sur la société post-industrielle")

Loi HPST: l'art d'ignorer la démocratie


En France, la loi HPST n'instaure pas la démocratie mais bien une démocrature sanitaire. Elle semble avoir conféré tous les pouvoirs aux "managers de santé" que ceux-ci réclamaient de longue date au nom de l'efficience gestionnaire. Ce pouvoir a une apparence, une solide chaîne de commandement issue de la direction par objectifs et de la gestion par les résultats. Il a une réalité, qui interdit de fait toute autonomie et toute décentralisation réelle dans l'organisation des soins, qui entraîne toujours plus de sous efficience et de pertes de chances, et qui est que les managers sont devenus les petits tyranneaux du rationnement des soins, impuissants vers le haut et tout puissants vers le bas.

L'alliance avec le marché n'est que de circonstance. 

Lire James K. Galbraith: "L'Etat prédateur - Comment la droite a renoncé au marché libre et pourqyoi la gauche devrait en faire autant."
Lire Didier Tabuteau: "Démocratie sanitaire - les nouveaux défis de la politique de santé"
Démocratie sanitaire  De Didier Tabuteau - Odile Jacob"La politique du salami"
Hélas, l'article de Tabuteau intitulé "Les métamorphoses silencieuses des assurances maladie" n'est pas en ligne (DROIT SOCIAL, n° 1, 2010/01, pages 85-92). 
"Le rapprochement et l’interpénétration de l’assurance maladie obligatoire et de la protection complémentaire s’inscrivent dans la même logique. Franchise après forfait, augmentation du ticket modérateur après dépassement d’honoraires, l’assurance-maladie laisse, pas à pas, dans une démarche qu’on a pu qualifier de « politique du salami », place aux organismes d’assurance complémentaire."

Mais je vous conseille très vivement de lire:


L'art d'ignorer les improductifs


Le célèbre article de John K. Galbraith intitulé "l'art d'ignorer les pauvres" pourrait-être étendu à "l'art d'ignorer les improductifs":

Avant l'invention de la rhétorique managériale de marché

A titre d’exemple voici ce qu’écrivait le directeur de l’Assistance publique en 1852 :

« Nous ne voyons pas la moindre nécessité de créer à grands frais, pour ces pauvres êtres déchus, des places dans les asiles d’aliénés. Nous serions d’avis qu’on crée, pour ces idiots, des maisons de refuge et d’hospitalité où l’on pourrait sans inconvénient et même avec avantage y réunir 600 à 800 individus. Le régime économique y serait simple et peu coûteux. Par là, on satisfait à tout ce qu’exige l’humanité et la sûreté publique ; on économiserait des sommes importantes. »

Réponse de l'administration à Bourneville, un demi-siècle plus tard:

« ces petits incurables ne justifient pas les sacrifices énoncés qu’ils demandent, et d’ailleurs l’augmentation du nombre de lits ne nous rendra pas un citoyen français utilisable à prendre parmi eux ». Il s’agit, ajoute le fonctionnaire zélé qui a écrit cette lettre, « d’enfants incurables qui, à de rares exceptions près, doivent être considérés comme des non valeurs sociales absolues ».
Source: Dr Bernard Durand. La question du handicap psychique

Après l'invention de la novlangue

« L’opinion doit apprendre à tolérer l’inégalité comme moyen d’atteindre une plus grande prospérité pour tous. » Lord Griffiths, vice-président de Goldman Sachs, The Guardian, 21 octobre 2009.

Conclusion


Je n'ai rien contre la finance qui est sans doute un des meilleurs moyens de faire passer de l'argent qui dort vers de gens qui ont des idées pour créer des biens et des services. Mais attention à ne pas libérer la "putain universelle" de Shakespeare, car elle conduit à ignorer tout souci de l'autre. Les économistes se sont approprié la santé dont ils ont fait un terrain d'expérimentation. Ils sont, pour reprendre le mot de Keynes, "au volant de notre société alors qu'ils devraient être assis sur la banquette arrière". Mais qui les a fait rois, et pour dissimuler quoi?

Notre système est l'enfant monstrueux du centralisme de défiance institué par Bonaparte et de la nouvelle technocratie pseudo-marchande qui guide l'action publique, entre le managérialisme entrepreneurial et le mythe de la concurrence régulée qui a remplacé chez les libéraux le souci de la libre entreprise. Henry Mintzberg a ainsi résumé la synergie délétère qui nous accable. : 

"L’alliance entre des entreprises qui pensent avoir le droit moral de faire ce qu’elles veulent et une théorie économique qui les conforte en érigeant en dogme le mythe du marché efficient nous a conduits à la catastrophe" Henry Mintzberg

Terminons avec Alexis de Tocqueville, doué d'une évidente intuition de la démocrature, qui résume si bien la question de la santé publique et du calcul politique des coûts d'opportunité:

« Un mot abstrait est comme une boîte à double fond ; on y met les idées que l'on désire, et on les en retire sans que personne le voie. » Alexis de Tocqueville

« Il n'y a rien de si difficile à distinguer que les nuances qui séparent un malheur immérité d'une infortune que le vice a produit.» Alexis de Tocqueville

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