samedi 8 février 2014

Ubu régulateur ou la rationalisation politique de la décomposition


"L'important pour notre concept ce qui détermine ici l'action économique de façon décisive, c'est la tendance effective à comparer un résultat exprimé en argent avec un investissement évalué en argent si primitive soit cette comparaison."
Max Weber - L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme

« L'opposition entre le libéralisme et l'étatisme qui occupe tant les essayistes, ne résiste pas une seconde à l'observation.» Pierre Bourdieu

« Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. » Baudelaire


Quelques modèles de décomposition


Alors que j'ai encore "la fabrique des imposteurs" à mon programme de lecture, Roland Gori vient de publier "Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux?" voir aussi "insoumission accomplie"

Il y a plusieurs théories de la "décomposition" des systèmes de santé. Cette décomposition ne peut s'appuyer que sur la stupéfiante servitude volontaire qui l'accompagne. Dans une vision systémique, pour paraphraser Leibnitz, ces modèles ont souvent raison dans ce qu'ils décrivent mais se trompent toujours dans ce qu'ils ignorent.

1. La théorie économique: l'économie de marché aurait triomphé, s'imposant sans concession à l'Europe et à son droit etc. Le mot valise de néo-libéralisme est souvent utilisé, mais avec le risque lié à tous ses "faux amis". Son usage nuit souvent à une réflexion plus profonde sur les causes de la décomposition et l'on doit garder deux points à l'esprit. D'une part accordons à Frédéric Pierru que «...le néo-libéralisme ne saurait en aucune façon être assimilé au moins d'Etat. Il est au contraire une rationalité politique originale qui confère à l'Etat la mission de généraliser les relations concurrentielles et la forme entrepreneuriale y compris et surtout au sein de la sphère publique.» D'autre part, constatons avec Galbraith que les invocations à la "magie" des marchés ne sont plus que réflexes tant de ceux qui d'un coté s'auto-estampillent conservateurs pour piller le trésor public que de ceux qui à gauche répètent ces incantations au marché efficient de peur d'être démasqués comme hérétiques à l'économie orthodoxe. Les vrais conservateur "à principe" de l'ère Reagan sont pour lui depuis longtemps isolés dans leurs universités où plus personne ne leur accorde crédit. ("L'Etat prédateur" James K. Galbraith).

2. La théorie du marché politique: les élus promettent plus qu'il ne peuvent tenir et pour être réélus. Ils doivent avant tout masquer le rationnement des soins derrière la rationalisation et éventuellement la fameuse "marchandisation". Les mots clés qui guident les décisions politiques sont "faisabilité politique de l'ajustement", bénéfices concentrés et coûts diffus vs bénéfices diffus et coûts concentrés.

3. La théorie réaliste de Machiavel à Raymond Aron et ses disciples, dont Henry Kissinger etc. Les programmes d'ajustement structurels ne seraient qu'une expression du réalisme de la domination économique américaine déguisée en idéalisme libéral, qu'il soit pacifique ou armé.

4. La théorie sociologique: 
La rationalisation gestionnaire de calculabilité et de prévisibilité et le "désenchantement du monde" de Max Weber suivrait sa propre logique parallèlement au marché, soutenue par l'explosion du reporting permis par les NTIC. Le nouveau management public, avec sa "bureaucratie libérale", sa concurrence encadrée et ses indicateurs de benchmarking à courte vue,  ne serait autre que la "cage d'acier" de Max Weber plus les NTIC. Les mots clé sont coûts d'opportunité, gestion des risques, "fonction de production" de l'action publique qu'il faut dès lors intégrer, couple intégration - processus, confusion officielle de la "santé" et du "Bien-être" objet de la politique depuis Aristote qui opposait pourtant la prudence (phronesis ou sagesse pratique) au grand projet de République rationnelle de son maître Platon.

On sait que la "qualité" définie d'en haut avec la direction par objectifs et les résultats myopes de sortie de système sert, par l'imposture de la certification,  à justifier les pseudo-marchés et n'est qu'un autre nom du management. On se doute moins que "l'éthique clinique" et ses futurs commissaires risquent de marquer de triomphe des "gardiens" de Platon sur les pratiques prudentielles d'Aristote qui fonde l'autonomie professionnelle.

5. La théorie de "l'Etat prédateur" pour les amateurs de l'économiste Thorstein Veblen, inspirateur de D'Iribarne ("La logique de l'honneur") et de James K. Galbraith ("l'Etat prédateur")

Loin du messianisme marxiste, mais on peut être "marxien" avec Aron, alors qu'il n'est plus obligatoire d'avoir tort avec Sartre, cette théorie postule l'adaptation et la restructuration permanente des "classes prédatrices" pour dominer les "classes laborieuses", maintenir le développement inégal. Appliqué aux systèmes de santé sous pression de la mondialisation des marchés financiers, il s'agit de promouvoir avec le Nouveau Management Public le rationnement inégal des soins à rebours des principes de solidarité d'après guerre.
Au maximum on peut craindre la constitution des "zones vertes" et les "zones rouges" prédites par Naomi Klein. Attention toutefois à ne pas tomber dans la névrose du complot.

Il y a sans doute bien d'autres modèles, notamment anthropologiques, avec ce qu'ils incluent et ce qu'il nient.

Sommes-nous tous des consommateurs empouvoirés?


Il faut donc surtout se garder d'opposer libéralisme et étatisme, marché et hiérarchie, Ethos du profit et rationalisme scientiste. La novlangue de marché n'a rien à envier à la novlangue technocratique. La généalogie des réformes du système de santé québécois par Marc Renaud montre que le mal peut être d'abord bureaucratique, néo-managérial, puis après explosion des dépenses, faire appel au marché pour réduire en catastrophe les dépenses d'un secteur public que les pompiers pyromanes ont été incapables de "réguler" en créant toujours plus de gaps dans les parcours qu'ils prétendaient "intégrer".

Est-ce l’Ethos du profit qui instrumentalise le management ou est-ce la rationalisation managériale qui instrumentalise la pensée de marché?

Et que se passe-t-il quand l'action publique met le management non au service du profit, mais du rationnement? Ce dernier en vient alors à instrumentaliser la pensée de marché. Les managers publics maximisent aujourd'hui leur fonction d'utilité en servant un cost killing dont ils feignent de ne pas voir qu'il n'est destiné ni au profit, ni la productivité mais à un programme d'asphyxie masquée des dispositifs de solidarité.

Et la servitude volontaire vient de ce que directeurs, médecins, élus et usagers, les principaux "boucs émissaires" que désignent les experts en rationnement inégal, ont consenti au déni de citoyenneté et à la dépossession démocratique qui consiste à abandonner aux "agences" toute responsabilité dans la conception de la réponse aux besoins de soins. C'est la dissociation entre conception et exécution, propre à l'organisation scientifique du travail qui enjoint à chacun, notamment au travers du "consumer empowerment"  d'être un bon petit entrepreneur de soi-même et des autres au service du bien être utilitariste pensé par les experts de la République. Vous aviez dit démocratie sanitaire?

"Le « Consumer empowerment » est une stratégie, rendu notamment possible grâce aux technologies d'information et de communication (TIC) que les firmes utilisent pour donner aux consommateurs le contrôle sur le processus de conception des produits, afin qu'ils choisissent ceux qui devraient être vendus sur le marché. Ainsi, ce transfert de pouvoir contrôlé et collaboratif se traduit par des résultats positifs sous forme d'offres co-crées, reflétant les compétences des consommateurs et leur degré de pouvoir." Source

« Tous les systèmes sont vrais dans ce qu’ils affirment ; il ne sont faux que dans ce qu’ils nient. » Leibnitz

Webographie

Une incontournable généalogie des réformes du système de santé québécois: A lire absolument!

1. Marc RENAUD Sociologue, département de sociologie, Université de Montréal (1995) “Les réformes québécoises de la santé ou les aventures d'un État «narcissique»”

2. Réforme ou illusion: une analyse des intervention de l'Etat québécois dans le domaine de la santé. Marc Renaud

3. “De la sociologie médicale à la sociologie de la santé: trente ans de recherche sur le malade et la maladie.”(1985) (Texte en format Word)

Le mystère de la cage d'acier

4. Penser l’entreprise moderne, entre profit et efficacité. Thibault Le Texier XVIe Journées d’histoire de la comptabilité et du management Nantes, 23-25 mars 2011

5. La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, ou la managérialisation des sociétés industrielles au XXe siècle ?
Note critique sur l’ouvrage de HIBOU Béatrice, La Bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, Paris : La Découverte, 2012, 223 p.

Les "déniaiseurs"

6. Une analyse de la novlangue technocratique importée du Québec


8. Les paradoxes des démarches qualité dans les hôpitaux publics : modélisation de formes d’ancrage rivales

9. Hôpital haute technicité peu d'humanité

" Nous nous trouvons devant une prolétarisation généralisée de l'existence dont les signes les plus patents sont les procédures de normalisation matérielles et symboliques des pratiques professionnelles [...] Technicisation, quantification, fragmentation, rationalisation, formalisation numérique, normes gestionnaires agissent alors de concert dans cette prolétarisation des savoirs et des métiers et assurent une hégémonie culturelle nécessaire au pouvoir. [...] Cette philosophie transforme l'hôpital en entreprise- on parle alors de "chaîne de production de soin". Avec R. Gori on peut se poser la question si la dimension artisanale du médical a encore le moindre intérêt dans cette médecine productiviste. "Il s'agit de faire du "vrai médecin" une "denrée rare" qui doit apporter une valeur ajoutée aux autres soignants auxquels il aura délégué ses compétences incorporées dans des protocoles standardisés. Chacun des professionnels censés remplacer le médecin dispose d'une liste de questions à poser, d'actes à accomplir en suivant le "protocole". [...] Cette rationalité technique est le caractère coercitif de la société aliénée. " ( Roland Gori: "La fabrique des imposteurs" )

10. Peut-on faire de l'hôpital une entreprise?
Si vous croyez qu'on peut confier aux agences la détermination des besoins de soins et la construction de la démocratie sanitaire,mettez en lien cet article avec:

a. "Les hôpitaux ne sont pas des chaînes de montage"

b. "Ces américains soignés par tirage au sort"

c. Le dialogue culte des "invasions barbares".
Voici sous ce lien le «monologue» de Pauline Joncas-Pelletier, directrice des hôpitaux alors que Rémy lui demande d'ouvrir un lit dans une aile fermée de l'hôpital, pour y admettre son père atteint d'un cancer.

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