samedi 13 décembre 2014

Le médecin, entrepreneur ou prisonnier-fonctionnaire?


Hippocrate malade du paternalisme libéral ou la fabrique de l'idiot utile


« La prévention devient, entre les mains de l’État, un outil de gestion des déficits budgétaires générés par les soins curatifs."»  Raymond Massé

« Le médecin n'est pas au service de la science, de la race ou de la vie. C'est un individu au service d'un autre individu, le patient. Ses décisions se fondent toujours sur l'intérêt individuel.» Theodore Fox. Purposes of medicine. The Lancet. 1965. Volume 286, No. 7417, 801–805


Inspiré de:


L'entreprise médicale face à la grande intégration gestionnaire de la santé


Entreprendre, c'est vouloir créer des biens ou des services. C'est donc faire "une proposition de valeur". Une proposition de valeur porte aussi le nom de modèle économique, au sens noble de l'économie, meilleure traduction de business model. Un business model n'est ni bon ni mauvais il supporte toute activité économique, et ne peut jamais être considéré sous le seul aspect de la recherche du profit pour des investisseurs. Un modèle économique ne dit a priori ni si l'activité qu'il supporte ou supportera est ou sera organisée de façon rationnelle selon les canons du management, ni si elle est ou sera rentable même si ses promoteurs en espère la viabilité, ni enfin si elle contribue ou non à l'intérêt collectif. Les porteurs du modèle prétendront toujours qu'il y contribue, dans le cadre de la promotion du développement durable et d'une responsabilité sociétale, en vue de subventions, d'une image valorisante et/ou d'une simple tolérance réglementaire.

La santé numérique nous promet des lendemains qui chantent. Nous avons parlé dans un message précédent des modèles "disruptifs" de Christensen. Nous sommes tous fascinés, pleins d'espoir mais aussi effrayés par les possibilités ouvertes. Les conséquences aujourd'hui envisagées par les experts sont comme toujours bien éloignées des effets réels que personne ne sait réellement prévoir. Ceci se conçoit sous le triple aspect de nouveaux marchés portés par de nouveaux modèles d'affaires, de nouvelles possibilités de soins réellement utiles, de nouvelles tentations de contrôle, de gouvernance de la société et de la "santé au public" par les Big Data.

La santé numérique, qui a un avenir aussi inévitable qu'incertain, est largement idolâtrée comme un veau d'or, dressé sur toutes les places médiatiques par les pompiers pyromane du Nouveau Management Public de la santé. Cette sophistique (ou stratégie?) du choc numérique, portée par une armée de "chiens de garde" chargés d'en découdre avec toute mise en doute de la doxa, sert le grand projet de transformation des médecins en prisonniers-fonctionnaires. Pourquoi, parce que les stratégies de faisabilité politique de l'ajustement pensées par les politiques publiques de santé n'ont pas trouvé d'autre moyen que la coercition infantilisante, la division et l'intimidation.

L'économie comportementale et l'ascension du paternalisme libéral


Le prisonnier-fonctionnaire est une figure de la critique sociale que j'emprunte à Primo Levi et Hannah Arendt. Elle permet d'analyser le glissement progressif vers ce que Pierre Bourdieu nomme "la complaisance résignée et la complicité soumise" appliqué à un système qui se propose de faire l'ingénierie sociale des attitudes et des comportements, au risque d'une dérive totalitaire. Cette dérive est certes douce et tranquille,  chacun s'y croyant libre, sur le mode de Brave New World plus que sur celui de 1984. Vouloir comprendre c'est avant tout se garder d'obscurcir sa pensée par la religion de je ne sais quel mal radical aux source des motivations du "prisonnier", c'est se pencher résolument sur un système d'incitations perverses et déshumanisantes, c'est cultiver l'impotentia judicandi chère à Primo Levi dans sa sociologie du Lager. Vouloir comprendre n'est pas vouloir donner raison.

Le médecin doit-il gérer ses propres paradoxes ou les confier aux prétendus experts de son inconscient social? Mais voilà que je patauge encore lamentablement dans les marécages de ce concept étrange qu'on appelle la liberté.

Hélas, contrairement au doux rêve de certains de mes collègues, il ne peut pas ne pas n'y avoir aucun conflit d'intérêt, la vie n'est qu'une forêt de paradoxes. 
La question est de savoir s'il vaut mieux que le médecin gère lui-même ce que le pouvoir nomme ses "conflits d'intérêt" où si ceux-ci doivent être gérés par des tutelles conduites par des modèles économiques dangereux, notamment quand ils conduisent au "paternalisme libéral" qui nous accable, mais que nous refusons trop souvent d'analyser.

Pourquoi les sciences sociales ont-elles pris tant d'importance dans l'action publique et dans les agences de santé? Parce qu'on n'en est plus à l'économie libérale de papa. "L'idiot rationnel", homo economicus,  a du plomb dans l’aile et l'Etat (néo-libéral?) s'est maintenant donné pour grande mission de construire des idiots utiles, de se transformer en fabrique du crétin irrationnel. Celui-ci, dont on n'attend plus tout à fait que les vices privés conduisent au Bien commun,  sera scientifiquement incité par les ingénieurs sociaux des attitudes et des comportements. Il favorisera le développement durable en prêtant un beau serment attestant de son engagement pour la "responsabilité sociale" de son entreprise. Les pages de mathématiques d'économie des comportements seront là, fidèles au poste, pour consolider ces fumisteries de la psychologie économique et servir l'ajustement.

La science, plus précisément les sciences sociales, en dominant le Droit, vont de plus en plus légitimer les lois qui disent ce qu'il faut penser, ce qu'il faut enseigner aux enfants, à commencer par l'Histoire etc. Comme le préconisait Laurence Parisot, cette "entreprise" là, sera pensée non pas comme lieu de libre de création de valeur mais comme lieu d'intégration sociale des comportements par l'Etat paternaliste. Les nouveaux hussards noirs de l'Etat biopolitique, ces nouveaux instituteurs de de la "santé-bonheur" n'enseigneront pas la liberté d'entreprendre du libéralisme classique, mais le mythe de la compétition efficiente, la nouvelle religion sociétale de l'entreprise de soi et des autres dans toutes les sphères de la vie publique et privée.


« Je ne cesse de le répéter depuis deux ans : nous les Entrepreneurs, nous pouvons être à ce siècle encore tout jeune, ce que les instituteurs ont été à notre IIIè République. L’école était chargée de former le citoyen, c’est à l’entreprise aujourd’hui de lui apprendre le nouveau monde. Les instituteurs étaient les messagers de l’universel républicain, les entrepreneurs sont aujourd’hui les porteurs de la diversité de la mondialisation. Les instituteurs détenaient la clé de la promotion populaire. Nous, les entrepreneurs, nous sommes les moteurs de l’ascension sociale. Comme eux, nous devons contribuer à rendre le monde lisible. » Laurence Parisot assemblée générale du MEDEF 2005

L'équation qui dit à quoi ressemblerait le monde s'il était conforme à la théorie, est la suivante:

Utilitarisme + économie comportementale = paternalisme (Cyril HEDOIN)

Il s'agit aujourd'hui pour les usagers et les élus de choisir entre des médecins autonomes, donc libres de faire passer en premier l'intérêt individuel du patient et des médecins transformés en "agents doubles" par les injonctions contradictoires. Ces doubles contraintes opposent chaque jour davantage le serment d'Hippocrate, le patient d'abord, à la gestion utilitariste des populations par des machineries technocratiques d'essence totalitaire, engendrant cynisme et désarroi.

Pourquoi est-ce important? C'est un choix politique fondamental qu'aucune commission d'expert n'est là pour éclairer.

Pourquoi? Parce que ces injonctions paradoxales visent à transformer les médecins en petits techniciens exécutants employés des directions (le "rêve de fer" des managers de santé  a fortiori quand ils ont le "couteau à phynances" du père Ubu sous la gorge). Parce que que cette folie a mis en quelque sorte "l'intendance", le soutien logistique de l'action en lieu et place de la "cavalerie". Les objectifs périphériques de support aux activités ("qualité" comme évaluation de l'intégration des processus transversaux par des cadres experts, gestion des risques, contrôle de gestion, rationalisation de la productivité, production exponentielle d'indicateurs) sont ainsi devenus centraux au point de reconfigurer les activités dans une inversion critique des fins et des moyens,  dans les établissements, bientôt les futurs Groupements Hospitaliers de Territoire, dans les territoires de "santé au public", et les régions désormais sous la coupe des grandes assistances publiques régionales (les ARS). Ces injonctions et cette hiérarchie infantilisante et arrogante stérilisent toute tentative "d'entreprise médicale", individuelle ou collective, qui laisserait plus libres de s'organiser entre elles des "professions alliées", en ville comme dans les établissements de santé.

Ce mal engendre l'amnésie organisationnelle dans les meilleures équipes en y détruisant les "savoirs procéduraux" des collectifs professionnels, cette "information structure" des équipes dont on sait qu'elle est à 80% tacite et qui en fait les compétences clés et qui ne peut jamais se transformer tout à fait en "information circulante", en savoir "déclaratif". Les talents d'incompétence triomphent et sont promus. Les professions, normalement alliées autour du patient, n'ont de cesse de lutter les unes contre les autres, à chaque niveau de gouvernance, pour obtenir toujours plus de juridiction de la hiérarchie et de l'Etat dans le cercle vicieux étatiste-corporatiste décrit dans la société de défiance (Algan et Cahuc). Guerre hobbesienne gérée par l'Etat- Léviathan?

Ce mal n'est pas managérial, car il existe un bon management, qui n'est évidemment pas celui enseigné à nos managers de santé, c'est avant tout un mal bureaucratique franco-français appliquant des modèles internationaux imposés d'en haut par une technocratie dont la formation l'enferme dans ses enceintes mentales. L'énarchie de santé publique française a du mal à échouer par elle-même.
Ce mal n'est qu'un peu plus précoce et réglementé dans le secteur public, a fortiori dans les groupes hospitaliers "Titanic", dont on devrait faire l'audit avant de généraliser les GHT, car la vision managérialiste du monde et son couple infernal intégration / processus frappent autant la gestion du secteur privé que du secteur public. ("Lost in management" François Dupuy)

Un portrait du médecin en entrepreneur?


J'ai été frappé, lors des récents "états généraux de la médecine spécialisée", de voir comment les médecins libéraux, décrivant avec émotion, indignation et parfois désespoir ce qu'ils vivent dans la dégradation de leurs rapports avec les tutelles, se définissent avant tout et à juste titre comme des "entrepreneurs". Ces plaintes, je suis frappé aussi de pouvoir les reproduire, sans réserves et avec les mêmes mots, s'agissant de ce que nous visons à l'hôpital ou de ce que vivent des collègues dans les établissements privés. Comment ne pas partager entre médecins de tous modes d'exercice et avec les autres professionnels de santé ce sentiment de manque de respect injurieux, de iatrogenèse managériale, de baisse induite de la qualité des soins, non par la recherche du juste soin au moindre coût, mais par les pires méthodes de rationnement, de management par l'intimidation, de défiance instituée en dogme, de manque de reconnaissance, d'exclusion des chaînes d'information qui comptent vraiment, d'exclusion de la gestion, des processus de décision qui nous concernent. Voilà ce que vivent de la même façon nos confrères libéraux et nous-autres salariés des établissements. Et c'est souvent bien pire pour les paramédicaux, notamment les cadres.

Dans ce portait du médecin en entrepreneur, on peut voir une opposition radicale avec la critique du concept "d'hôpital entreprise" portée par de nombreuses organisations d'hospitaliers. Autant je me sens solidaire des médecins libéraux, autant je partage pleinement les pages excellentes écrites par André Grimaldi pour dénoncer avec talent la notion "d'hôpital entreprise", si délétère et si destructrice de motivations, ainsi que la critique sociologique des origines de ces grands mythes rationnels que sont d'un coté "l'hôpital entreprise" et de l'autre l'hôpital "usine à soins"  que nous livre avec brio Frédéric Pierru.

Mais alors? La division des médecins est-elle inéluctable, au prix de leur servitude programmée? Peut-on sortir de ces murs d'évidence?

Le dilemme du prisonnier fonctionnaire


Comment sortir alors du dilemme du prisonnier-fonctionnaire? La contradiction ne pourrait être qu'apparente si l'on ne s'attache pas tant au nominalisme, si l'on s'attache à ne pas continuer à faire la guerre aux mots valises, boites à double fond de Tocqueville (entreprise, business model, performance, marché, rentabilité etc.) "Les mots sont les jetons des sages (...) et la monnaie des sots" (Hobbes). Ils sont avant tout manipulés par la rhétorique des coalitions dominantes, et l'on doit tenter de les détourner, d'en subvertir le sens donné par la pensée adverse pour bâtir une rhétorique défensive de l'autonomie des professionnels. Mais s'agissant du concept d'entreprise, il faut dès lors bien vouloir considérer la question essentielle du "niveau de gouvernance". Car enfin, qui peut-être contre l'entreprise, la création de valeur, la créativité enthousiaste qui n'est pas toujours au service de Mammon mais peut être au service de l'autre dans une perspective humaniste?

L'entreprise médicale? Si cette notion avait un sens, nous ne la souhaiterions ni au service de Mammon, l'Ethos du profit tel que Max Weber en a tracé les contours, ni au service de César et de son empire bureaucratique dégénéré en Biopolitique, mais bien au service de l'humanisme médical de tradition hippocratique.

Entrepreneurs? N'est-ce pas ce que nous étions et qu'on nous interdit d'être aujourd'hui, nous autres hospitaliers, dès lors que nous bataillons jour après jour contre une bureaucratie médico-managériale aussi incompétente qu'humiliante dès que nous voulons développer une nouvelle activité médicale, qu'elle soit individuelle ou collective, de premier, de second recours ou de référence? Quand bien même nous portons un projet en accord avec la vision des besoins selon l'ARS, en accord avec les projets de notre pôle, en accord avec les professions alliées, en accord avec nos financiers internes qui trouvent cela "rentable", en accord avec notre DIM, ce grand prêtre de la lecture de l'avenir dans les rétroviseurs et qui le prédit, au delà du bien et du mal, aux directions , et en accord avec... que sais-je encore, il ne survivra que rarement aux pièges de la pyramide d'Ubu.

C'est qu'il y a cette épouvantable gidouille procédurière qui freine tout et enlise tout à un certain niveau, toujours difficile à identifier quand on regarde cela d'en bas, au sein d'un ubuesque mille-feuille fait d'indécision et d'incompétence. ce qui est sûr est que le petit "porteur de projet", autre nom de l'entrepreneur en novlangue de l'action publique, n'a plus aujourd'hui aucune chance de bien défendre ce qu'il connaît bien devant ceux qui décideront du destin de sa proposition.
Comment cela est-il possible? Lisons Bernard Granger et sa description du désastreux mille-feuille aphp-ien, passé de 3 à 7 niveaux d'enlisement possible des projets intelligents.

L'énarchie de santé publique et l'ingénierie industrielle de la santé



Si ce "chef d'oeuvre industriel" a échoué c'est parce qu'il a été conçu et dessiné par "l'énarchie de santé publique, marquée du juridisme des grands corps et très loin de réalités du terrain, les malades et des réalités scientifiques les médicament et produits de santé". Debré et Even dans leur oraison funèbre pour l'AFSSAPS


En fait Debré et Even semblent avoir lu Michel Crozier au sujet de la paralysie du système politique par les élites françaises, et sans doute Hayek sur l'Ecole Polytechnique.


Le pire ennemi de l'enthousiasme créatif et de la motivation des médecins n'est pas toujours une coalition d'intérêt adverses, c'est, chaque jour davantage, l'inefficacité foncière du "grand chef d'oeuvre industriel construit par l'énarchie de santé publique." Hélas, hélas, ses défenseurs ont glorifié un "hôpital entreprise" qui optimise ses "parts de marché" ou bien un "hôpital stratège", mis en gestion descendante par des gestionnaires qui dressent leur propre portrait en "coordinateurs de filières" et qui rationalise ses process au nom de la santé publique et selon des méthodes industrielles  semi-habiles (le "couple infernal intégration / processus" décrit par François Dupuy). Dans les deux cas il s'agit bien de la recherche d'un "avantage compétitif" pensé sans les parties prenantes et sans véritable modèle du produit. Ces ingénieurs shadoks de la "santé au public" ont ainsi laissé déposséder les médecins de toute responsabilité sur l'organisation des soins, par un pacte faustien avec le management. On a ainsi créé des pôles "PIM PAM POUM", ou "Tutti frutti", au sens où dans les pôles dépourvus de cohérence médicale et créés à la hache, l'exécutif du pôle est incapable de se faire ce que le système lui demande, d'être porteur intermédiaire de projets qu'il ne peut comprendre intimement. Pour compléter l'inefficacité, on a créé à complète counter evidence policy, des GH gigantesques où les médecins ne savent bien souvent même plus à quel pôle multisite et tout aussi giigantesque ils appartiennent. Ces GH "Titanic" seront bientôt des GHT obligatoires , carcan dont les CHU pourraient être dispensés au nom de la survie de la recherche et de l'enseignement. On est bien loin des "hôpitaux magnétiques", ceux qui attirent et retiennent les professionnels. Suivons avec intérêt la mission de Jacky Le Menn sur l'attractivité des carrières médicales.

Les "solides chaînes de commandement", de nature quasi militaires, préconisées par Alain Minc (Rapport pour l'an 2000) pour casser toute résistance des médecins, ont été mises en place avec l'asservissement progressif des chaînes d'encadrement paramédicales aux directions, par l'intermédiaire des directions des soins infirmiers de rééducation et médico-techniques. Ne nous y trompons pas, ce phénomène de managérialisation des chaînes d'encadrement ayant pour sommet des directeurs de soins est internationale. Elle correspond à la classique hybridation décrite par Mintzberg de la bureaucratie professionnelle avec la bureaucratie mécaniste. La lecture de Mintzberg montre que les pôles correspondent à une transformation en configuration divisionnelle où l'on passe de la coordination par la standardisation des compétences professionnelles dépendant largement d'organisation externes à l'hôpital, à la coordination par les résultats qui dépend de modèle internes de la fonction de production. Cette divergence est résolue au sommet par la grande intégration gestionnaire qui s'arroge la clairvoyance ultra-jacobine d'être capable de concevoir le "ré-ingénierie des métiers de la santé". Ce n'est pas l'existence des directions des soins qui pose problème, elles sont inhérentes au modèle international, c'est leur appartenance à une direction de fait totalement démédicalisée, les instances médicalisées de l'hôpital et les CME n'ayant en France plus aucun pouvoir décisionnel ni organisationnel réel face au directeurs-patrons. Qu'on parle d'autonomie des médecins ou d'entreprise médicale toute créativité est étouffée dans l’œuf.

Le management par l'intimidation et le mensonge


Reste aux médecins gestionnaires la complaisance résignée, la complicité soumise et la seule vraie de gestion qui leur reste est celle des effets d'aubaine au profit de leur coalition au sein de "l'arène politique" hospitalière, régionale, nationale où il s'agit de faire émerger à l'agenda des problèmes de santé publique pour attirer les fonds. Les "cadres de santé" lucides - rappelons qu'on a dédifférencié les cadres pour les soumettre corps et âme au management en les éloignant des valeurs professionnelles de leurs métiers de base - y ont bien vu un "miroir aux alouettes". Contrairement à un chef de service qui a encore le droit de soigner, un "cadre de santé", même si on les identifie toujours par filière métier, est mal vu s'il est encore tenté par le soin même en cas de pénurie dramatique dans son service. S'il donne un coup de main, c'est clandestinement, il risque alors vu d'en haut d'être encore trop contaminé par les valeurs du soin. Pour plaire, il doit devenir un pur manager dans l'âme.
Il ne suffit pas qu'un cadre dise que "deux et deux font cinq", la hiérarchie doit s'assurer qu'il le pense et son évaluation, sa carrière, ses primes, en dépendront. Les médecins ont été depuis longtemps écartés de ces évaluations,hélas sans résistance ou presque. Triste mécanique de la compétence comme construction sociale de l'insignifiance et sombre fabrique de prisonniers fonctionnaires. Vous avez dit risque psychosocial? 
Le cadre est aujourd'hui suspect permanent du "délit statistique", tout comme les médecins et autres professionnels libéraux qui s'en plaignent sur leurs sites: appliquons cela aux ressources humaines.
  • s'il a trop d'effectif il sera accusé par une hiérarchie digne du Goulag d'activités "contre-révolutionnaires", pardon, je veux dire: "contraires au plan d'efficience"
  • s'il a trop peu d'effectif et met la main à la pâte pour aider ses troupes, notamment quand un malade dépendant est laissé trop longtemps cloué au lit sans aide pour en sortir, voire baignant dans ses urines, ce que trop peu de directeurs, mais il y en a tout de même, se déplacent pour observer et analyser,  il sera accusé d'incompétence et de ne pas avoir assez tôt alerté la hiérarchie, quoiqu'il ait dit  ou écrit avant 
  • s'il a juste le compte et réalise juste les objectifs de GRH imposés d'en haut et qu'il est sommé de cacher aux médecins, même s'il en parle en douce. Il sera alors suspecté de truquer de trop belles statistiques
Si les médecins gardent encore une relative liberté de parole, et encore, il n'en va pas de même pour les cadres qui sont ainsi soumis à des pressions psychologiques et un bullying management de plus en plus oppressant. Cette politique de muselage des cadres a bien été promue pour exclure les médecins du management de l'hôpital considérés comme freins au déploiement du managéralisme, dans une stratégie politique de l'ajustement des dépenses de santé. Le management low cost est exceptionnellement efficace. C'est souvent une technique d'euthanasie bureaucratique consciente ou non, là est le problème, d'organisations moribondes qu'on laisse à la main de "managers de transition", souvent de qualité médiocre. Parlons plutôt aujourd'hui de "sédation profonde". Le résultat est le désenchantement de tout projet, le désespoir d'équipes disloquées et non reconnues, la suppression de toute autonomie, l'impossibilité de se penser en "entrepreneur d'activités", l'exclusion injurieuse et méprisante des processus de décision, à commencer par le choix des collaborateurs paramédicaux, ce qui limite la formation des binômes fonctionnels médecin-cadre, clés de la véritable performance des unités de soins. 

Entrepeneur? Entrepreneur? Est-ce que j'ai une gueule d'entrepreneur? Le management par les balivernes



La médecine a-t-elle à voir avec l'entreprise? Peut-être, mais on s'est sans nul doute trompé d'entrepreneur, ou plutôt de niveau de régulation. Il faut considérer le niveau "micro-économique" de la véritable production opérationnelle des soins, celui des "micro-système cliniques" qui réunissent au quotidien des équipes au contact et au service du public. D'autres parleraient "micro-firmes" au sens microéconomique, confronté aux niveaux méso et macro. Ces microfirmes, en clair nos unités intégrées, peu importe qu'on les nomme "service" comme dans la plupart des pays ou non, mais il n'y pas de honte à le faire quand les "chiens de garde" nous incitent à disqualifier ce concept dans notre splendide isolement français. Ces unités "au service du public" sont toutes les vraies porteuses d'activités de soins, elles sont toutes porteuses de "modèles de création de valeur", fondées sur ce que sait leur main collective. Elles sont toutes le siège, si l'on se tourne vers la Harvard Business Review, des "compétences clés" de nos organisation soignantes, de procédures professionnelles largement tacites et "compilées" au sens où elles restent illisibles aux "ouvreurs de boite noires" mal formatés au plus malhabile baloney management qui soit. 
Elles sont toutes finalement "productrices", car toute action produit quelque chose, mais non des misérables "produits" fictifs inventés pour les besoin des faux marchés, du Benchmarking et de la compétition régulée par les indicateurs (notamment les fameux les "groupes homogènes de malades" de Fetter servant à la T2A). Elles produisent au contraire ce que le management ne sait pas compter, ce qu'Hamel et Prahalad nomment les "cœurs de produits" (core products) et les "noyaux de compétences" (core competence) de l'organisation. Ces produits sont vitaux pour l'avantage compétitif et la capitalisation des connaissances, mais ce ne sont pas ceux qu'on vend, et les nouveaux caniches du management par les coûts qui nous tyrannisent ne savent dès lors pas bien analyser comme "objets de coûts", encore moins comme "objets de marges".  

Entreprendre pour la création de biens et de services d'intérêt collectif ne passe pas par cette épouvantable dépossession démocratique au nom de la "démocratie sanitaire", ni par ce déni de citoyenneté des médecins, et au delà de l'ensemble des "soignants", au nom d'un vision étriquée de la valeur et de la performance. Il n'y a pas toujours un plan machiavélique, une véritable stratégie d'ajustement, il y a surtout le constat quotidien de la contre-performance au regard de ce qui compte pour nous et nos patients, le résultat clinique (outcome) au delà de l'output de sortie de système, ce petit résultat si peu signifiant mais juste fait pour donner aux jeunes détenteurs d'un MBA l'impression que le management hospitalier est "à la portée des caniches". C'est le chemin de la destruction des compétences, ces pratiques ubuesques sont nées du mythe néo-managérial, celui de la régulation par la gestion d'une compétition régulée entre des "acteurs de santé". Glissement sémantique du "médecin" vers le "praticien", du praticien vers le "professionnel de santé", du professionnel vers "l'acteur de santé", cet acteur conçu par les économistes orthodoxes comme un des multiples idiot rationnel bons à inciter par les savants de la République. Voilà l'origine du désastre pour la médecine hospitalière et libérale et les patients qu'elles servent.

Une redéfinition du libéralisme médical commun à tous les modes d'exercice de la médecine est-elle possible?


Il nous faut redéfinir le libéralisme médical sur la notion de "pratiques prudentielles", fondées sur la prudence d'Aristote et non sur la bureaucratie totalitaire des savants-experts de Platon. Le combat est peut-être alors celui du libre entrepreneur médical, bien entendu dans un cadre de protection sociale solidaire dans lequel il prend sa part de responsabilité, au nom des valeurs humanistes de la médecine telles que les rappelle Théodore Fox, mais résolument contre les "entrepreneurs de morale" de la "santé au public".

Les pratiques prudentielles, compatibles avec la vision d'un EBM non dévoyée par les visions managérialistes qui transforme la médecin scientifique en machine légitimatrice de ses processus industriels, mais dans la ligne d'un vision hippocratique d'un art à la recherche de preuves,  exigent pour la protection de nos patients, pour la création, la transmission de nos connaissances médicales, que nous refusions catégoriquement d'être des employés des managers de santé auxquels il ne resterait plus que le "dialogue social", dont Michel Crozier a bien montré qu'il n'était qu'une des illusions du "phénomène bureaucratique" à la française.

Avec les lendemains qui chantent de la santé numérique, on repense immédiatement à Christensen et à ses "réseaux facilitateurs", son troisième business model en santé, avec le magasin de solution (l'hôpital) et le process à valeur ajoutée (les cliniques).

Les illusions de l'innovation destructrice


La "santé numérique" nous fait immédiatement penser au modèle de réseaux facilitateurs de Clayton Christensen. Le "réseau facilitateur" est un modèle d'affaires qui peut tenter un "entrepreneur" voulant inscrire son avantage compétitif dans cette vision d'oracle de la destruction créatrice de Schumpeter. Rien ne dit que le produit, qui aura une valeur marchande (pertinence pour les payeurs / ayants droits ou shareholders), en aura une au sens médical (pertinence médicale et pour l'ensemble des parties prenantes ou stakeholders). Le trafic de la pire des drogues, comme celui des données de santé les plus frelatées, a aussi un modèle d'affaire et une "valeur" dont l'analyse est complexe. Mais qui l'évaluera?


Aucun business model n'est viable dès lors qu'on ne remet pas l'intendance à sa juste place.
Pour le bien de malades et des usages, nos "tyranneaux", qui n'ont pas tous loin de là demandé à le devenir lors de la loi HPST, doivent être libérés des ARS comme nous même libérés de leurs âneries.


Au delà, dès lors qu'un modèle économique, qui en soi n'est ni bon ni mauvais, devient une arme idéologique au mains de l'énarchie de "santé au public", il faut voir derrière la rhétorique les arrières-pensées politiques sous la boite à double fond de la prévention. Sans vous épuiser avec la Biopolitique de Foucault, voici des auteurs critiques beaucoup plus faciles à aborder:

La prévention comme outil étatique de gestion des déficits au service de l'ajustement


1. Le principe de prévention le culte de la santé et ses dérives. JP Moatti et P Peretti-Watel


« La prévention s'est donné pour mission d'éduquer l'homme pour qu'il ressemble davantage au calculateur autonome et rationnel, soucieux d'optimiser ses conduites afin de préserver son espérance de vie. C'est en cela que le culte contemporain de la santé est une utopie et non une idéologie: pour reprendre la distinction opérée par Kark Mannheim en 1929, non seulement l'utopie ne crée pas la réalité telle qu'elle est, mais elle contribue à changer le monde pour qu'il lui ressemble. Et changer l'homme, c'est une utopie autrement plus ambitieuse que l'obtention d'une "santé parfaite".» Moatti et Peretti-Watel: "Le principe de prévention"


2. Quelques articles de Raymond Massé


Les sciences sociales au défi de la santé publique


"Ces nouveaux questionnements ne doivent pas faire oublier l’existence de certains dérapages dans les pratiques de santé publique. Il est évident que :
  • la santé publique doit être analysée comme outil de promotion de la valeur santé et le lieu d’un discours visant à justifier l’accroissement et le développement du « marché des soins et services de prévention et de promotion de la santé » ;
  • elle renforce le pouvoir biomédical à travers le créneau de la prévention ;
  • les interventions préventives entraînent des empiètements sur l’autonomie des personnes, sur leur libre-arbitre ou sur leur vie privée ;
  • la prévention devient, entre les mains de l’État, un outil de gestion des déficits budgétaires générés par les soins curatifs.

"Nous pouvons, en revanche, déplorer la polarisation qui s’installe dans les débats éthiques entre, d’un côté, les professionnels de la promotion de la santé qui n’ont de préoccupation que pour une evidence-based preventive medicine et qui invoquent l’objectivité des données épidémiologiques et des devis d’évaluation des programmes pour nier les enjeux éthiques de leurs interventions et, de l’autre, un discours déconstructiviste en sciences sociales qui fait de la santé publique un régime de pouvoir voué à la régulation et à la surveillance des citoyens ou encore un pouvoir occulte qui soumet les individus postmodernes à une tyrannie du devoir-être et du devoir-faire."

 “La santé publique comme nouvelle moralité.” Raymon Massé

« Le risque en santé publique : pistes pour un élargissement de la théorie sociale » Raymond Massé Sociologie et sociétés, vol. 39, n° 1, 2007, p. 13-27.


Théodore Fox et la médecine humaniste


This 1965 Lancet article by Sir Theodore Fox has lots of great quotes, and so this entry will be a continuation of the last one.

"What a patient needs first is care and relief. In the second place he wants restoration to health [...] Since preserving his life is a sine qua non of restoring him to health, it is an end that those who have the care of him pursue, and ought to pursue, as a general rule. But it is not in itself an ultimate."

"If [a doctor] goes on prolonging a life that can never again have purpose or meaning, his kindness becomes a cruelty [...] We shall have to learn to refrain from doing things merely because we know how to do them. In particular we must have courage to refrain from buying patients' lives at a price they and their friends do not want to pay."

"The physician is not the servant of science, or of the race, or even of life. He is the individual servant of his individual patients, basing his decisions always on their individual interest."

"Our purpose is to enlarge human freedom - to set people free, so far as we can, from the disability and suffering that so easily mar their lives and hamper their fulfillment."

"With all its faults the profession to which [the doctor] belongs is not a body of technologists interested solely in the means by which physical or mental processes can be restored to normal: it is a body of doctors seeking to use these means to an end - to help patients cope with their lives."

"For a person or a profession, to restore and help one's neighbor may be no small task. But the purpose is not a small one; nor is the privilege."


Economie comportementale: du crétin irrationnel à l'idiot utile


Le paternalisme libéral en débat

"Cette dernière précision est importante car c’est elle qui donne sa spécificité (et son aspect a priori paradoxal) au paternalisme libéral : aider les individus à « bien choisir » mais sans choisir à leur place. L’hypothèse fondamentale sous-jacente au paternalisme libéral, et qui est supportée par les résultats de l’économie comportementale, est que les préférences des individus sont dépendantes du contexte, c’est-à-dire qu’elles sont formées par celui-ci."

Quand nos comportements déroutent les économistes Cyril HEDOIN 

Utilitarisme + économie comportementale = paternalisme

« Engagement et incitations : comportements économiques sous serment »Auteurs: Nicolas Jacquemet, Robert-Vincent Joule, Stéphane Luchini, Antoine Malézieux - Document de Travail n° 2014 – 17 Septembre 2014


Plus:Interactions sociales et comportements économiques Pierre CAHUC, Hubert KEMPF, Thierry VERDIER

ÉVOLUTIONS DU COMPORTEMENT DES FRANÇAIS FACE AU DEVELOPPEMENT DE L’ECONOMIE CIRCULAIRE ANALYSE SYNTHETIQUE DES ETUDES QUANTITATIVES PORTANT SUR LES MODES DE VIE ET LES ASPIRATIONS DE LA POPULATION FRANÇAISE juin 2014


Gary Becker et l’approche économique du comportement humain

Analyse économique des comportements de prévention face aux risques de santé. Augustin Loubatan Tabo

Foucault et l'ordolibéralisme: cours au Collège de France en audio (Naissance de la Biopolitique) - Autre source





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