samedi 11 juin 2016

Réformes de la santé, colonialisme social et populisme bureaucratique - Portrait du clinicien en travailleur social


"Adapter le peuple à vivre dans l'enfer et à aimer ça." Alinsky, à propos du travail social qu'il assimile à un "colonialisme social", 
cité par Marie-Hélène Bacqué: "l'empowerment, une pratique émancipatrice?"




Les imperfections de notre système de santé, à supposer qu'un tel système ne soit pas qu'une pure fiction, un mythe managérial, comme le suggère Henry Mintzberg, sont des réalités bien tangibles.
Les inégalités d'accès aux soins, notamment pour certaines catégories de la population, sont incontestables tout comme la sur, la sous utilisation ou l'utilisation non appropriée des soins, tout comme les défaillances du marché, de la bureaucratie ou de la régulation professionnelle, surtout lorsqu'on s'ingénie à les mettre en synergies négatives.
Mais il s'agit ici de savoir comment les politiques publiques soumises à des injonctions internationales d'ajustement soumettent le dit système à une critique radicale visant à promouvoir des réformes disruptives, souvent hélas pour ne promouvoir que les dernières méthodes d'économie industrielle de la Harvard Business School: value based competition de Michaël Porter qui aboutit à remplacer la tarification au séjour par des "groupes homogènes de parcours" gérés par les assureurs dans un marché supposé efficient, disruptive innovation de Christensen qui promet des soins de santé primaires par les usagers eux-même, grâce à la révolution numérique et les réseaux communautaires "facilitateurs".

La France n'imagine plus rien seule, elle importe, mais s'acharne à cacher ses modèles importés en transformant la terminologie (ex la T2A), suivant la tradition régalienne de devoir dire le bien public à la place de Rome, à partir de l'infaillibilité de droit divin de l'état, droit aujourd'hui laïcisé par lequel au commencement était le texte. Il s'agissait de Rome papale au temps de Philippe Le Bel, mais cela s'applique aujourd'hui à n'importe quelle "nouvelle Rome", en particulier l'OMS et autres organisations internationales, même si les états sont plus ou moins obligés de s'y soumettre.

Notre "système" de soins de santé, naguère un des plus performants et des plus accessibles est submergé par la rhétorique managériale armée d'une palanquée de nouvelles catégories de l'action publique destinées à sidérer les acteurs du soin, créées pour les mettre à l'agenda politique et justifier ainsi un ajustement de "rupture".
Ce changement disruptif, censé domestiquer par les anticipations d'experts la "destruction créatrice" de Schumpeter, se transforme dès lors en "innovation destructrice". Les gardiens du changement devront lutter contre des adversaires mythiques, les "résistants au changement", ces ennemis du progrès, en se fondant sur sur la tyrannie du consensus participatif qui caractérise les méthodes managérialistes importées d'outre-atlantique. Résister aux injonctions du changement, c'est être fou ou traître. Si le bon management promeut l'écoute des hérétiques et des pensées atypiques, la réalité actuelle du management public est toute autre. Tout le monde sait à peu près ce qui ne marche pas, mais personne ne peut remonter assez haut dans la pyramide des "yes men" pour le dire a celui ou celle qui pourrait l'entendre avec le pouvoir et la motivation pour en tenir compte. Cette mayonnaise du changement managérialisé et déconnecté la clinique, qui ne sait dès lors définir les activités que par leur modélisation comptable, finit par confondre médecine et travail social dans un même fourre-tout gestionnaire guidé par le contrôle de gestion et la fonction de production de l'action publique, décrite comme intégrant toutes les sous-fonctions de production qui lui sont asservies (Patrick Gibert).

Cette managérialisation soutenue par le consensus participatif est très bien mise en évidence par la sociologie critique. Les soignants le vivent à leur dépends au quotidien. Même les médecins hospitaliers qui avaient longtemps conservé un droit de parole contre une institution dont ils n'étaient pas encore les employés, sont en pratique sommés de respecter le passage de la "grande bavarde" à la nouvelle caporalisation de la "grande muette".
Il ne reste que la triste réalité de la trilogie exit (intérieur, le passager clandestin ou celui qui survit dans "l'évaporation active", ou extérieur), loyalty (feinte ou réelle) or voice (celle du transgresseur contrôlé, du "sociologue de service" ou celle du véritable "hérétique").

Comment documenter et expliquer le malaise qui saisit les acteurs du soin face à l'idéologie néomanagérialiste omniprésente dans la récente loi de modernisation de la santé, dans la droite ligne des précédentes? Il nous faut interroger nos évidences pour mieux décrire les figures de l'empowerment, de l'activation entrepreneuriale de soi et des communautés que noua avons aujourd'hui l'injonction d’appliquer à nos malades. C'est oublier un peu vite que l'économie de la santé orthodoxe a prétendu nous rendre plus efficaces, nous autres cliniciens  en nous plaçant dans une double relation d'agence entre les injonctions contradictoires d'un management de cost-killing de centres de coûts et de résultats dont nous n'avons pas la responsabilité et la demande du patient qui nous fait confiance.

Il semble que l'on puisse décrire plusieurs "idéaux-types" qui sont toujours plus ou moins hybridés:

  • le mode paternaliste caritatif le plus ancien,
  • le mouvement des "droits civiques" qui a irrigué les expériences étasuniennes de la fin du XXème siècle en s'hybridant au welfare, au modèle protectionnel de l'état, qui ont fortement influencé les lois françaises sur le handicap, à l'heure où l'on envisageait encore la création d'un "cinquième risque" dans la perspective d'une protection universelle.
  • l'activation de soi et par les communautés qui dès lors qu'elle accompagne le retrait des politiques publiques, le workfare et la remise du problème aux acteurs locaux et aux "communautés" (terme polysémique+++ qui peut évoquer la proximité (dont le "mythe des soins primaires"), la culture, le territoire et pas seulement la religion ou l'ethnie). En évacuant les déterminants socio-environnementaux des problèmes réels, elle peut mettre en place le tri sélectif entre malheurs immérités et infortunes que le vice a produit, passant paradoxalement de la subjectivation à assujettissement, et favoriser d'éventuels mécanismes de "ghettoisation".

Cette dernière mouture, celle de l'activation, dont il nous faudra pouvoir conserver une acception positive et progressiste, s'accompagne hélas dans sa promotion de la production de multiples catégories de "vulnérabilités" mises à l'agenda politique et qui soutiennent la démédicalisation rapide du champ de la grande santé-bien-être au profit d'un gestion de la santé s'apparentant de plus en plus aux méthodes du "travail social". Le changement de rupture et la prise en contrôle par le management nécessite la dénonciation dans une dynamique de plus en plus utilitariste de la médicalisation aussi coûteuse qu'infondée sur les preuves de la "santé".

Les sociologues utilisent parfois pour évoquer les approches critiques de l'utilisation possible du concept d'empowerment, lié à la participation communautaire, le terme de "colonialisme social" qui rejoint assez bien celui de "populisme bureaucratique" des anthropologues.

En bref on est en droit de se demander si les méthodes managériales imaginées en Europe et exportées dans les pays colonisés seraient aujourd'hui utilisées dans les pays développés en contexte d'ajustement, promues par les organisations internationales dans un contexte d'ajustement inégal de la protection sociale.

La question est la suivante: personne ne peut être contre l'activation, l'empowerment, le développement social, la participation, l'accès aux droits substantiels, un dispositif cohérent de "soins primaires".

Mais comment faire quand ces concepts semblent de plus en plus utilisés à de fins d'ajustement et de retrait de la protection sociale par les politiques publiques?

Florilège webographique critique:


Empowerment, ingénierie sociale et risques de "colonialisme social"

L'empowerment, un concept pour la France ? Carole Dane.- Vie sociale, N°2, 2007/2

Employé depuis des années aux Etats-Unis et encore émergeant en France, l’empowerment préconise un rôle actif des populations dans les politiques publiques au niveau local, notamment dans les quartiers les plus en difficulté. L’Auteure s’interroge sur la place légitime de cette forme d’intervention sociale. S’agit-il d’une nouvelle mode dissimulant les impasses de l’action publique et sociale ? Ou bien un concept novateur et prometteur de rendre plus responsables les différents acteurs du terrain, en premier lieu les habitants ?​

Associations communautaires et gestion de la pauvreté. Marie-Hélène Bacqué

Page sur l'empowerment et les paradoxes de l'autonomie

Populisme bureaucratique en contexte d'ajustement inégal

​​Participation Paysanne et populisme bureaucratique (Philippe Lavigne Delville)

Du nouveau dans la ”participation” ? : populisme bureaucratique, participation cachée et impératif délibératif (Philipe Lavigne Delville)

2011- Pour une socio-anthropologie des dispositifs délibératifs (Philipe Lavigne-Delville)

​Essai d’histoire et de sociologie de la culture du développement par Jean-Pierre CHAUVEAU ​Première page seulement​

Du populisme bureaucratique dans l'histoire institutionnelle du développement rural en Afrique de l'ouest (Jean-Pierre Chauveau)


La construction des catégories de l'action publique

Magali Robelet

Politiques du handicap Magali Robelet Terrains & travaux 2013/2 (N° 23) Politiques du handicap

La (dé)construction politique des associations gestionnaires d'établissements

‪Les indicateurs qualité et l’intégration bureaucratique de l’hôpital


Serge Ebersold

Le champ du handicap, ses enjeux et ses mutations: Du désavantage à la participation sociale SERGE EBERSOLD

Autour du mot "Inclusion"

L'insertion ou la délégitimation du chômeur

L'INSERTION, SES METAMORPHOSES, SES REGISTRES DE COHERENCE À LA LUMIERE D'UN CORPUS DE CIRCULAIRES (1982-1993)

La normalisation de l'infirme, l'invention du handicap

Christophe Bartholomé et Didier Wranken

L'accompagnement : un concept au cœur de l'État social actif. Le cas des pratiques d'accompagnement des personnes handicapéesBartholomé Christophe et Vrancken Didier Dans Pensée plurielle 2005/2 (no 10)

Accompagner les personnes handicapées à la participation sociale. Les enjeux d'un nouveau mode de gestion du handicapThèse de Christophe Bartholomé
Extrait de l'introduction générale

"La lecture médicale s’est peu à peu effacée au profit d’une lecture situationnelle. Le secteur de l’accompagnement privilégie particulièrement cette approche, la personne handicapée est présentée comme une personne ordinaire confrontée à une situation de handicap, c’est-à-dire une situation qui l’invalide. Cette différence de perception de la personne handicapée n’est pas sans répercussions quant aux modalités d’intervention proposées par les professionnels du secteur du handicap. Le modèle du traitement du handicap conçu dans les années 60 autour de l’idée maîtresse de la réadaptation/rééducation de l’individu est aujourd’hui contesté par un nouveau modèle du handicap, construit autour d’un idéal de participation sociale de l'individu/citoyen. Les modalités d’intervention inhérentes à ce nouveau modèle du handicap se rapprocheraient fortement de celles du travail social ordinaire"

L'accompagnement des personnes handicapées en Belgique : Un concept au cœur des nouvelles politiques sociales = Accompaniment of handicapped persons in Belgium


L’État social face aux nouvelles attentes compassionnelles Le cas de la Belgique Didier Vrancken Université de Liège

L’accompagnement des personnes handicapées en Belgique Un concept au coeur des nouvelles politiques sociales 

Didier Vrancken Département de sciences sociales Université de Liège Christophe Bartholomé Département de sciences sociales Université de Liège 
Volume 17, numéro 1, Automne 2004, p. 98-111 La participation publique et démocratique

Cet article tente de démontrer l’émergence de nouvelles politiques sociales concernant les personnes handicapées en Belgique. Nous nous attarderons sur des pratiques spécifiques appelées « accompagnement de personnes handicapées ». Il vise principalement à démontrer la présence de trois modèles de politiques du handicap. Ces trois modèles sont : le « modèle aliéniste », le « modèle protectionnel » et le « modèle de l’activation ». Nous expliquerons pourquoi le modèle de l’activation est important pour comprendre la redéfinition des politiques sociales de nos jours.
Développement de l'auto-contrôle et injonction à l'autonomie - un horizon normatif porté par un imaginaire "connexioninste"
"Contrairement à la strate précédente qui valorisait un idéal adaptatif (adapter la personne aux structures offertes), cette nouvelle configuration valorise un idéal actif. Un effort particulier est exigé de la part du bénéficiaire afin qu’il se prenne progressivement en main et développe son propre réseau relationnel. La personne handicapée est donc investie de la responsabilité de ses choix et de ses actes."

"L’injonction à l’autonomie est nécessairement paradoxale : S’il te plaît, ne m’aide pas !, écrivaient Hardy et ses collaborateurs (2001). On ne peut contraindre quelqu’un à devenir autonome, on peut, par contre, veiller à mettre les conditions en place afin de lui faciliter l’accès à cette autonomie." ...
"Il semble annoncer, à tout le moins dans le secteur de l’aide sociale spécialisée,émergence d’une nouvelle strate socioéducative au sein de l’État, cette strate qui viendrait s’ajouter à celles de l’éducation classique et de la formation professionnelle. Elle se distinguerait par l’exercice de réflexivité..."

Le Nouvel Ordre Protectionnel. De la protection sociale à la sollicitude publique - Didier Wrancken - Voir aussi social barbare

Aide-toi, le ciel t’aidera ! À propos du Nouvel ordre protectionnel de Didier Vrancken

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